Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/37

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d’un amant de ce caractère ? Plus il a de crédit et de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S’il ne se fait pas un scrupule de manquer de foi à Léonor, quel parti faudra-t-il que je prenne ? Implorerai-je le secours des lois ? une personne de son rang saura bien se mettre à l’abri de leur sévérité. Je veux bien que, fidèle à ses serments, il ait envie de tenir parole à ma fille : si le roi, comme il vous l’a dit, a dessein de lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince ne l’y oblige par son autorité.

« — Oh ! pour l’y obliger, seigneur, interrompit Léonor, ce n’est pas ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assuré que le roi ne fera pas une si grande violence à ses sentiments. — J’en suis persuadée, dit la dame Marcelle : outre que ce monarque aime trop son favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop généreux pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant don Luis de Cespédes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l’État.

« — Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient vaines ! je vais chez le comte lui demander un éclaircissement là-dessus ; les yeux d’un père sont pénétrants : je verrai jusqu’au fond de son âme ; si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le passé ; mais, ajouta-t-il d’un ton plus ferme, si dans ses discours je démêle un cœur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste de vos jours. » À ces mots, il ramassa son épée, et, les laissant se remettre de la frayeur qu’il leur avait causée, il remonta dans son appartement pour s’habiller. »

Asmodée, en cet endroit de son récit, fut interrompu par l’écolier, qui lui dit : « Quelque intéressante que soit l’histoire que vous me racontez, une chose que j’aperçois m’empêche de vous écouter aussi attentivement que je le voudrais. Je découvre dans une maison une femme qui me paraît gentille, entre un jeune homme et un vieillard. Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises ; et tandis que le cavalier suranné embrasse la dame, la friponne par derrière donne une de ses mains à baiser au jeune homme, qui sans doute est son galant. — Tout au contraire, répondit le boiteux, c’est son mari, et l’autre son amant. Ce vieillard est un homme de conséquence ; un commandeur de l’ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette femme, dont l’époux a une petite charge à la cour : elle fait des caresses par intérêt à son vieux soupirant, et des infidélités en faveur de son mari, par inclination.

— Ce tableau est joli, répliqua Zambullo. L’époux ne serait-il pas Français ? — Non, répartit le diable, il est espagnol. Oh ! la bonne ville de Madrid ne laisse pas d’avoir aussi dans ses murs des maris débonnaires ; mais ils n’y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui, sans contredit, est la cité du monde la plus fertile en pareils habitants. — Pardon, seigneur Asmodée, dit don Cléofas, si j’ai coupé le fil de l’histoire de Léonor : continuez-la, je vous prie ; elle m’attache infiniment ; j’y trouve des nuances de séduction qui m’enlèvent. » Le démon la repris ainsi.


CHAPITRE V

Suite et conclusion des amours du comte de Belflor. Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne croyant pas avoir été découvert, fut surpris de cette visite. Il alla au-devant du vieillard, et après l’avoir accablé d’embrassades : « Que j’ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis ! viendrait-il m’offrir l’occasion de le servir ? — Seigneur, lui répondit don Luis, ordonnez, s’il vous plaît, que nous soyons seuls. »

« Belflor fit ce qu’il souhaitait. Ils s’assirent tous deux ; et le vieillard prenant la parole : « Seigneur, dit-il, mon bonheur et mon repos ont besoin d’un éclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce matin sortir de l’appartement de Léonor. Elle m’a tout avoué : elle m’a dit…. — Elle vous a dit que je l’aime, interrompit le comte, pour éluder un discours qu’il ne voulait pas entendre ; mais elle ne vous a que faiblement exprimé tout ce que je sens pour elle ; j’en suis enchanté ; c’est une fille tout adorable ; esprit, beauté, vertu, rien ne lui manque. On m’a dit que vous avez aussi un fils qui achève ses études à Alcala : ressemble-t-il à sa sœur ? S’il en a la beauté, et pour peu qu’il tienne de vous d’ailleurs, ce doit être un cavalier parfait ; je meurs d’envie de le voir, et je vous offre tout mon crédit pour lui.

« — Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis ; mais venons à ce que…. — Il faut le mettre incessamment dans le service, interrompit encore le comte ; je me charge de sa fortune : il ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes ; c’est de quoi je puis vous assurer. — Répondez-moi, comte, repris brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole. Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse…… ? — Oui, sans doute, interrompit Belflor pour la troisième fois, je tiendrai la promesse que je vous fais d’appuyer votre fils de toute ma faveur : comptez sur moi, je suis homme réel. — C’en est trop, comte, s’écria Cespédes en se levant : après avoir séduit ma fille, vous osez encore m’insulter ! mais je suis noble, et l’offense que vous me faites ne demeurera pas impunie. » En achevant ces mots, il se retira chez