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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/39

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n’a point eu de part aux serments que votre bouche m’a faits, ou venez les justifier par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin. Comme il pourrait y avoir quelque péril dans ce rendez-vous, après ce qui s’est passé entre vous et mon père, faites-vous accompagner par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m’intéresse encore à la vôtre.

Léonor.

« Le comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se représentant la fille de don Luis dans la situation où elle se dépeignait, il en fut ému. Il rentra en lui-même : la raison, la probité, l’honneur, dont sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commentèrent à reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d’un coup dissiper son aveuglement ; et comme un homme sorti d’un violent accès de fièvre rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont échappées, il eut honte de tous les lâches artifices dont il s’était servi pour contenter ses désirs.

« Qu’ai-je fait, dit-il, malheureux ! Quel démon m’a possédé ? J’ai promis d’épouser Léonor : j’en ai pris le ciel à témoin : j’ai feint que le roi m’avait proposé un parti : mensonge, perfidie, sacrilége, j’ai tout mis en usage pour corrompre l’innocence. Quelle fureur ! ne valait-il pas mieux employer mes efforts à détruire mon amour, qu’à le satisfaire par des voies si criminelles ? Cependantnvoilà une fille de condition séduite ; je l’abandonne à la colère de ses parents que je déshonore avec elle, et je la rends misérable pour prix de m’avoir rendu heureux : quelle ingratitude ! Ne dois-je pas plutôt réparer l’outrage que je lui fais ? Oui, je le dois, et je veux, en l’épousant, dégager la parole que je lui ai donnée. Qui pourrait s’opposer à un dessein si juste ? ses bontés doivent-elles me prévenir contre sa vertu ? non, je sais combien sa résistance m’a coûté à vaincre. Elle s’est moins rendue à mes transports qu’à la foi jurée… Mais d’un autre côté, si je me borne à ce choix, je me fais un tort considérable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et aux plus riches héritières de l’État, je me contenterai de la fille d’un simple gentilhomme, qui n’a qu’un bien médiocre ! Que pensera-t-on de moi à la cour ? On dira que j’ai fait un mariage ridicule. »

« Belflor, ainsi partagé entre l’amour et l’ambition, ne savait à quoi se résoudre ; mais quoiqu’il fût encore incertain s’il épouserait Léonor ou s’il ne l’épouserait point, il ne laissa pas de se déterminer à l’aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son valet de chambre d’en avertir la dame Marcelle.

« Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au rétablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c’était rendre son déshonneur public, outre qu’il craignait, avec grande raison, que la justice ne fût d’une part et les juges de l’autre : il n’osait pas non plus s’aller jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile ; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti qu’il s’arrêta.

« Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel au comte ; mais, venant à considérer qu’il était trop vieux et trop faible pour oser se fier à son bras, il aima mieux s’en remettre à son fils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses domestiques à Alcala avec une lettre, par laquelle il mandait à son fils de venir incessamment à Madrid, venger une offense faite à la famille des Cespédes.

« Ce fils, nommé don Pèdre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu’il passe, dans la ville d’Alcala, pour le plus redoutable écolier de l’université ; mais vous le connaissez, ajouta le diable, et il n’est pas besoin que je m’étende sur cela. — Il est vrai, dit don Cléofas, qu’il a toute la valeur et tout le mérite que l’on puisse avoir.

— Ce jeune homme, repris Asmodée, n’était point alors à Alcala, comme son père se l’imaginait. Le désir de revoir une dame qu’il aimait l’avait amené à Madrid. La dernière fois qu’il y était venu voir sa famille, il avait fait cette conquête au Prado. Il n’en savait point encore le nom ; on avait exigé de lui qu’il ne ferait aucune démarche pour s’en informer, et il s’était soumis, quoique avec beaucoup de peine, à cette cruelle nécessité. C’était une fille de condition qui avait pris de l’amitié pour lui, et qui, croyant devoir se défier de la discrétion et de la constance d’un écolier, jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître.

« Il était plus occupé de son inconnue que de la philosophie d’Aristote, et le peu de chemin qu’il y a d’ici à Alcala était cause qu’il faisait souvent, comme vous, l’école buissonnière, avec cette différence, que c’était pour un objet qui le méritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dérober la connaissance de ses amoureux voyages à don Luis son père, il avait coutume de loger dans une auberge à l’extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir caché sous un nom emprunté. Il n’en sortait que le matin à certaine heure, qu’il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre,