Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/45

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s’écria l’écolier ; il fait bien d’imprimer en secret son infame livre. Que l’auteur ne s’avise pas de se faire connaître : je serais le premier à le bâtonner. Est-ce que la religion défend de conserver son honneur ?

— N’entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodée avec un souris malin. Il paraît que vous avez bien profité des leçons de morale qui vous ont été données à Alcala : je vous en félicite. — Vous direz ce qu’il vous plaira, interrompit à son tour don Cléofas : que l’auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements du monde, je m’en moque ; je suis Espagnol : rien ne me semble si doux que la vengeance, et puisque vous m’avez promis de punir la perfidie de ma maîtresse, je vous somme de me tenir parole.

— Je cède avec plaisir au transport qui vous agite, dit le démon. Que j’aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule ! je vais vous satisfaire tout à l’heure ; aussi bien le temps de vous venger est arrivé : mais je veux auparavant vous faire voir une chose très-réjouissante. Portez la vue au-delà de l’imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement tapissé de drap muse. — J’y remarque, répondit Léandro, cinq ou six femmes qui donnent, comme à l’envi, des bouteilles de verre à une espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agitées.

— Ce sont, reprit le boiteux, des dévotes qui ont grand sujet d’être émues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce vénérable personnage, qui a près de trente-cinq ans, est couché dans une autre chambre que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus chères pénitentes le veillent : l’une fait ses bouillons, et l’autre, à son chevet, a soin de lui tenir la tête chaude, et de lui couvrir la poitrine d’une couverture composée de cinquante peaux de moutons. — Quelle est donc sa maladie ? répliqua Zambullo. — Il est enrhumé du cerveau, répartit le diable, et il est à craindre que le rhume ne lui tombe sur la poitrine.

« Ces autres dévotes que vous Voyez dans son antichambre accourent avec des remèdes, sur le bruit de son indisposition : l’une apporte, pour la toux, des sirops de jujube, d’althéa, de corail et tussilage ; l’autre, pour conserver les poumons de Sa Révérence, s’est chargée de sirops de longue-vie, de véronique, d’immortelle et d’élixir de propriété ; une autre, pour lui fortifier le cerveau et l’estomac, a des eaux de mélisse, de cannelle orgée, de l’eau divine et de l’eau thériacale, avec des essences de muscade et d’ambre gris. Celle-ci vient offrir des conséctions anacardines et bézoardiques ; et celle-là, des teintures d’œillets, de corail, de mille-fleurs, de soleil et d’émeraudes. Toutes ces pénitentes zélées vantent au valet de l’inquisiteur les choses qu’elles apportent : elles le tirent à part tour à tour ; et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit à l’oreille : « Laurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la préférence. »

— Parbleu, s’écria don Cléofas, il faut avouer que ce sont d’heureux mortels que ces inquisiteurs. — Je vous en réponds, repris Asmodée ; peu s’en faut que je n’envie leur sort : et de même qu’Alexandre disait un jour qu’il aurait voulu être Diogène, s’il n’eût pas été Alexandre, je dirais volontiers que, si je n’étais pas diable, je voudrais être inquisiteur.

« Allons, seigneur écolier, ajouta-t-il, allons présentement punir l’ingrate qui a si mal payé votre tendresse. » Alors Zambullo saisit le bout du manteau d’Asmodée, qui fendit une seconde fois les airs avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa.

Cette friponne était à table avec les quatre spadassins qui avaient poursuivi Léandro sur les gouttières : il frémit de courroux en les voyant manger deux perdreaux et un lapin qu’il avait payés, et fait porter chez la traîtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour surcroît de douleur, il s’apercevait que la joie régnait dans ce repas, et jugeait, aux démonstrations de dona Thomasa, que la compagnie de ces malheureux était plus agréable que la sienne à cette scélérate. « Oh ! les bourreaux, s’écria-t-il d’un ton furieux ! les voilà qui se régalent à mes dépens ! quelle mortification pour moi !

— Je conviens, lui dit le démon, que ce spectacle n’est pas fort réjouissant pour vous ; mais quand on fréquente les dames galantes, on doit s’attendre à ces aventures : elles sont arrivées mille fois en France aux abbés, aux gens de robe et aux financiers. — Si j’avais une épée repris don Cléofas, je fondrais sur ces coquins, et troublerais leurs plaisirs. — La partie ne serait pas égale, répartit le boiteux, si vous les attaquiez tout seul ; laissez-moi le soin de vous venger ; j’en viendrai mieux à bout que vous. Je vais mettre la division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur luxurieuse : ils vont s’armer les uns contre les autres ; vous allez voir un beau vacarme. »

À ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit en serpentant comme un feu d’artifice, et se répandit sur la table de dona Thomasa. Aussitôt un des convives, sentant l’effet de ce souffle, s’approcha de la dame, et l’embrassa avec transport. Les autres, entraînés par la force de la même vapeur, voulurent lui arracher la grivoise : chacun demande la préférence ; ils se la disputent : une jalouse rage s’empare d’eux ; ils viennent aux mains ; ils tirent leurs épées et commencent un rude combat : cependantndona