Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sa sue, au milieu de la nuit, un des plus galants concerts qu’on ait jamais entendus à Madrid. » En effet, il alla trouver un habile musicien, et après lui avoir communiqué son projet, il le chargea du soin de l’exécution.

« Tandis qu’il était occupé de sa sérénade, Floretta, que le page avait prévenue, voyant sa maîtresse en bonne humeur, lui dit : « Madame, je vous apprête un agréable divertissement. » Luziana lui demanda ce que c’était. « Oh ! vraiment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommé don Côme, gouverneur des pages du comte d’Onate, s’est avisé de vous choisir pour la dame souveraine de ses pensées, et doit demain au soir, afin que vous n’en ignoriez, vous régaler d’un admirable concert de voix et d’instruments. » Dona Luziana, qui naturellement était fort gaie, et qui d’ailleurs croyait les galanteries de l’écuyer sans conséquence pour elle, bien loin de prendre son sérieux, se fit par avance un plaisir d’entendre sa sérénade. Ainsi cette dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une erreur dont elle se serait fort offensée, si elle l’eût connue.

« Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de Luziana deux carrosses, d’où sortirent le galant écuyer et son confident, accompagnés de six hommes, tant chanteurs que joueurs d’instruments, qui commentèrent leur concert. Il dura fort longtemps. Ils jouèrent un grand nombre d’airs nouveaux, et chantèrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le pouvoir que l’amour a d’unir des amants d’une inégale condition ; et à chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait l’application, elle riait de tout son cœur.

« Lorsque la sérénade fut finie, don Côme renvoya les musiciens chez eux, dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, et demeura dans la sue avec Domingo, jusqu’à ce que les curieux que la musique avait attirés se furent retirés. Après quoi il s’approcha du balcon, d’où bientôt la suivante, avec la permission de sa maîtresse, lui dit par une petite fenêtre de la jalousie : « Est-ce vous, seigneur don Côme ? — Qui me fait cette question ? répondit-il d’une voix doucereuse. — C’est, répliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite de savoir si le concert que nous venons d’entendre est un effet de votre galanterie ? — Ce n’est, répartit l’écuyer, qu’un échantillon des fêtes que mon amour prépare à cette merveille de nos jours, si elle veut bien les recevoir d’un amant sacrifié sur l’autel de sa beauté. »

« À cette expression figurée, la dame n’eut pas peu d’envie de rire ; elle se retint toutefois, et, se mettant à la petite fenêtre, elle dit à l’écuyer, le plus sérieusement qu’il lui fut possible : « Seigneur don Côme, il paraît bien que vous n’êtes pas un galant novice : c’est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre à servir leurs maîtresses. Je suis très-contente de votre sérénade, et je vous en tiendrai compte : mais, ajouta-t-elle, retirez-vous : on peut nous écouter ; une autre fois nous aurons un plus long entretien. » En achevant ces mots elle ferma la fenêtre, laissant l’écuyer dans la sue, fort satisfait de la faveur qu’elle venait de lui faire, et le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans cette comédie.

« Cette petite fête, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme ; et deux jours après son confident l’engagea dans une nouvelle dépense ; voici de quelle manière : ayant appris que Floretta devait, la nuit de la Saint-Jean, nuit si célébrée dans cette ville, aller avec d’autres filles de son espèce à la fiesta del sotillo[9], entrepris de leur donner un déjeuner magnifique aux dépens de l’écuyer.

[Note 9 : Sorte de danse particulière aux Espagnols.]

« Seigneur don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous savez quelle fête c’est demain. Je vous avertis que dona Luziana se propose d’être à la pointe du jour sur les bords du Mançanarez pour voir le sotillo ; je crois qu’il n’est pas besoin d’en dire davantage au coriphée des cavaliers galants : vous n’êtes pas homme à négliger une si belle occasion ; je suis persuadé que votre dame et sa compagnie seront demain bien régalées. — C’est de quoi je puis te répondre, lui dit son gouverneur ; je te rends grâce de l’avis : tu verras si je sais prendre la balle au bond. » Effectivement, le lendemain de grand matin, quatre valets de l’hôtel, conduits par Domingo, et chargés de toutes sortes de viandes froides, accommodées de différentes façons, avec une infinité de petits pains et de bouteilles de vins délicieux, arrivèrent sur le rivage du Mançanarez, où Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes au lever de l’aurore.

« Elles n’eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs danses légères pour leur offrir un solide déjeuner de la part du seigneur don Côme. Elles s’assirent aussitôt sur l’herbe, et commentèrent à faire honneur au festin, en riant sans modération de la dupe qui le donnait ; car la charitable cousine de Domingo n’avait pas manqué de les mettre au fait.

« Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vit paraître l’écuyer, monté sur une haquenée des écuries du comte, et richement vêtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui,