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Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/73

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honnêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année : quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent par leur triste silence : « Ah ! mon ami, nous ne boirons plus ! »

— Miséricorde ! s’écria l’écolier ; qu’est-ce que je vois ? Je découvre au bout de cette église deux ombres qui se promènent ensemble : qu’elles me semblent mal appareillées ! Leurs tailles et leurs allures sont bien différentes : l’une est d’une hauteur démesurée, et marche fort gravement, au lieu que l’autre est petite et a l’air évaporé. — La grande, reprit le boiteux, est celle d’un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu dans une débauche trois santés avec du tabac dans son vin ; et la petite est celle d’un Français, lequel, suivant l’esprit galant de sa nation, s’avisa, en entrant dans une église, de présenter poliment de l’eau bénite à une jeune dame qui en sortait : dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut couché par terre d’un coup d’escopette.

« De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables que je démêle dans la foule : il faut que je vous apprenne de quelle façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis corps de trois comédiennes qui faisaient autant de bruit à Madrid, dans leur temps, qu’Origo, Citherio et Arbuscusa en ont fait à Rome dans le leur, et qui possédaient aussi bien qu’elles l’art de divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici quelle fut la fin de ces fameuses comédiennes espagnoles : l’une creva subitement d’envie au bruit des applaudissements du parterre, au début d’une actrice nouvelle ; l’autre trouva dans l’excès de la bonne chère l’infaillible mort qui le suit ; et la troisième, venant de s’échauffer sur la scène à jouer le rôle d’une vestale, mourut d’une fausse couche derrière le théâtre.

« Mais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le démon ; nous les avons assez examinées ; je veux présenter à votre vue un nouveau spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte que celui-ci. Je vais, par la même puissance qui vous a fait apercevoir ces mânes, vous rendre la Mort visible. Vous allez contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne sans cesse autour des hommes sans qu’ils la voient, qui parcourt en un clin d’œil toutes les parties du monde, et fait dans un même moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent.

« Regardez du côté de l’orient ; la voilà qui s’offre à vos yeux : une troupe nombreuse d’oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec la Terreur, et annonce son passage par des cris funèbres. Son infatigable main est armée de la faulx terrible sous laquelle tombent successivement toutes les générations. Sur une de ses ailes sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l’incendie, avec les autres accidents funestes qui lui fournissent à chaque instant une nouvelle proie, et l’on voit sur l’autre aile de jeunes médecins qui se font recevoir docteurs en présence de la Mort, qui leur donne le bonnet après leur avoir fait jurer qu’ils n’exerceront jamais la médecine autrement qu’on la pratique aujourd’hui. »

Quoique don Cléofas fût persuadé qu’il n’y avait aucune réalité dans ce qu’il voyait, et que c’était seulement pour lui faire plaisir que le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la considérer sans frayeur : il se rassura néanmoins, et dit au démon : « Cette figure épouvantable ne passera pas seulement par-dessus la ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son passage. — Oui, certainement, répondit le boiteux : elle ne vient pas ici pour rien ; il ne tiendra qu’à vous d’être témoin de la besogne qu’elle va faire. — Je vous prends au mot, répliqua l’écolier : volons sur ses traces ; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur tombera. Que de larmes vont couler ! — Je n’en doute pas, répartit Asmodée ; mais il y en aura bien de commande ! La Mort, malgré l’horreur qui l’accompagne, cause autant de joie que de douleur. »

Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour l’observer. Elle entra d’abord dans une maison bourgeoise dont le chef était malade à l’extrémité : elle le toucha de sa faulx, et il expira au milieu de sa famille, qui forma aussitôt un concert touchant de plaintes et de lamentations. « Il n’y a point ici de tricherie, dit le démon : la femme et les enfants de ce bourgeois l’aimaient tendrement ; d’ailleurs ils avaient besoin de lui pour subsister ; leurs pleurs ne sauraient être perfides.

« Il n’en est pas de même de ce qui se passe dans cette autre maison où vous Voyez la Mort qu

☞ appe un vieillard alité. C’est un conseiller qui a toujours vécu dans le célibat, et fait très-mauvaise chère pour amasser des biens considérables qu’il laisse à trois neveux, qui se sont assemblés chez lui dès qu’ils ont appris qu’il tirait à sa fin. Ils ont fait paraître une extrême affliction et fort bien joué leurs rôles ; mais les voilà qui lèvent le masque et se préparent à faire des actes d’héritiers, après avoir fait des grimaces de parents : ils vont fouiller partout. Qu’ils trouveront d’or et d’argent ! Quel plaisir, vient de dire tout à l’heure un de ses héritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux d’avoir de vieux ladres d’oncles qui renoncent aux douceurs de la vie pour les leur procurer ! — La belle oraison funèbre, dit Léandro Perez ! —