Page:Lesage - Œuvres, Didot, 1877.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE XIII.

55

séparer ; et en étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le sujet de leur différend.

Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m’appelle don Fadrique de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, cette dame que vous accompagnez : elle a toujours fait peu d’attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. Pour moi, j’avois dessein de continuer à la servir, malgré son indifférence ; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s’est avisé de me faire un appel.

Il est vrai, interrompit don Alvaro, que j’ai jugé à propos d’en user ainsi : je crois que, si je n’avois point de rival, dona Théodora pourroit m’écouter ; je veux donc tâcher d’ôter la vie à don Fadrique, pour me défaire d’un homme qui s’oppose à mon bonheur.

Seigneur cavalier, dit alors le Tolédan, je n’approuve point votre combat ; il offense dona Théodora ; on saura bientôt dans le royaume de Valence que vous vous serez battus pour elle ; l’honneur de votre dame vous doit être plus cher que votre repos et votre vie. D’ailleurs, quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire ? Après avoir exposé la réputation de sa maîtrese, pense-t-il qu’elle le verra d’un œil plus favorable ? Quel aveuglement ! Croyez-moi, faites plutôt sur vous, l’un et l’autre, un effort plus digne des noms que vous portez : rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l’ accommodement que j’ai à vous proposer ; voire querelle peut se terminer sans qu’il en coûte de sang.

Eh ! de quelle manière ? s’écria don Alvaro. Il faut que cette dame se déclare, répliqua le Tolédan ; qu’elle fasse choix de don Fadrique ou de vous, et que l’amant sacrifié, loin de s’armer contre son rival, lui laisse le champ libre. J’y consens, dit don Alvaro, et j’en jure par tout ce qu’il y a de plus sacré : que dona Théodora se détermine, qu’elle me préfère, si elle veut, mon rival ; cette préférence me sera moins insupportable que l’affreuse incertitude où je suis. Et moi, dit à son tour don Fadrique, j’en atteste le ciel : si ce divin objet que j’adore ne prononce point en ma faveur, je vais m’éloigner de ses charmes ; et si je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.

Alors le Tolédan se tournant vers dona Théodora : Madame, lui dit-il, c’est à vous de parler : vous pouvez, d’un seul mot, désarmer ces deux rivaux ; vous n’avez qu’à nommer celui dont vous voulez récompenser la constance. Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur accommodement ? J’estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvaro ; mais je ne les aime point ; et il n’est pas juste que, pour prévenir l’atteinte que leur combat pourroit porter à ma gloire, je donne des espérances que mon cœur ne sauroit avouer.

La feinte n’est plus de saison, madame, reprit le Tolédan ; il faut, s’il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces deux cavaliers soient également bien faits, je suis assuré que vous avez plus d’inclination pour l’un que pour l’autre : je m’en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue agitée.

Vous expliquez mal cette frayeur, repartit dona Théodora : la perte de l’un ou de l’autre de ces cavaliers me toucheroit sans doute, et je me la reprocherois sans cesse, quoique je n’en fusse que la cause innocente ; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui menace ma réputation a fait toute ma crainte.

Don Alvaro Ponce, qui étoit naturellement brutal, perdit enfin patience : C’en est trop, dit-il d’un ton brusque ; puisque madame refuse de terminer la chose à l’amiable, le sort des armes en va donc décider ; et, parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique, qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.

Alors la dame, plus effrayée par cette action, que déterminée par son penchant, s’écria tout éperdue : Arrêtez, seigneurs cavaliers ; je vais vous satisfaire. S’il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher un combat qui intéresse mon honneur, je déclare que c’est à don Fadrique de Mendoce que je donne la préférence.

Elle n’eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, courut délier son cheval, qu’il avoit attaché à un arbre, et disparut, en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa maîtresse. L’heureux Mendoce, au contraire, étoit au comble de sa joie : tantôt il se mettoit à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassoit le Tolédan, et ne pouvoit trouver d’expressions assez vives pour leur marquer toute la reconnoissance dont il se sentoit pénétré.

Cependant la dame, devenue plus tranquille après l’éloignement de don Alvaro, songeoit avec quelque douleur qu’elle venoit de s’engager à souffrir les soins d’un amant dont à la vérité elle estimoit le mérite, mais pour qui son cœur n’étoit pas prévenu.

Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j’espère que vous n’abuserez pas de la préférence que je vous ai donnée : vous la devez à la nécessité où je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvaro : ce n’est pas que je n’aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui ; je sais bien qu’il