Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/146

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

me débaucha, et je partis pour cette ville avec lui. Je me plaçai là sans peine sur le même pied qu’à Ségovie. J’entrai dans une boutique des plus achalandées. Il est vrai qu’elle était auprès de l’église de Sainte-Croix, et que la proximité du Théâtre du Prince y attirait bien de la pratique. Mon maître, deux grands garçons et moi, nous ne pouvions presque suffire à servir les hommes qui venaient s’y faire raser. J’en voyais de toutes sortes de conditions ; mais, entre autres, des comédiens et des auteurs. Un jour, deux personnages de cette dernière espèce s’y trouvèrent ensemble. Ils commencèrent à s’entretenir des poètes et des poésies du temps, et je leur entendis prononcer le nom de mon oncle ; cela me rendit plus attentif à leur discours que je ne l’avais été. Don Juan de Zavaleta, disait l’un, est un auteur sur lequel il me paraît que le public ne doit pas compter. C’est un esprit froid, un homme sans imagination : sa dernière pièce l’a furieusement décrié. Et Luis Velez de Guevara, disait l’autre, ne vient-il pas de donner un bel ouvrage au public ? A-t-on jamais rien vu de plus misérable ? Ils nommèrent encore je ne sais combien d’autres poètes dont j’ai oublié les noms ; je me souviens seulement qu’ils en dirent beaucoup de mal. Pour mon oncle, ils en firent une mention plus honorable : ils convinrent tous deux que c’était un garçon de mérite. Oui, dit l’un, don Pedro de la Fuente est un auteur excellent : il y a dans ses livres une fine plaisanterie, mêlée d’érudition, qui les rend piquants et pleins de sel. Je ne suis pas surpris s’il est estimé de la cour et de la ville, et si plusieurs grands lui font des pensions. Il y a déjà bien des années, dit l’autre, qu’il jouit d’un assez gros revenu. Il a sa nourriture et son logement chez le duc de Medina Celi ; il ne fait point de dépense ; il doit être fort bien dans ses affaires.

Je ne perdis pas un mot de tout ce que ces poètes dirent de mon oncle. Nous avions appris dans la famille qu’il faisait du bruit à Madrid par ses ouvrages ; quel-