Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/174

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

changé depuis dix années. Ne pouvant toutefois le méconnaître, il l’embrassa cordialement, et lui dit d’un air affectueux : Eh ! te voilà, Diego, mon cher neveu, te voilà donc de retour dans la ville qui t’a vu naître ? Tu viens revoir tes dieux Pénates, et le ciel te rend sain et sauf à ta famille. Ô jour trois et quatre fois heureux ! alba dies notanda lapillo[1] ! Il y a bien des nouvelles, mon ami, poursuivit-il : ton oncle Pedro le bel esprit est devenu la victime de Pluton ; il y a trois mois qu’il est mort. Cet avare, pendant sa vie, craignait de manquer des choses les plus nécessaires : Argenti pallebat amore. Outre les grosses pensions que quelques grands lui faisaient, il ne dépensait pas dix pistoles chaque année pour son entretien ; il était même servi par un valet qu’il ne nourrissait point. Ce fou, plus insensé que le Grec Aristippe, qui fit jeter au milieu de la Libye toutes les richesses que portaient ses esclaves, comme un fardeau qui les incommodait dans leur marche, entassait tout l’or et l’argent qu’il pouvait amasser. Et pour qui ? Pour des héritiers qu’il ne voulait pas voir. Il était riche de trente mille ducats, que ton père, ton oncle Bertrand et moi, nous avons partagés. Nous sommes en état de bien établir nos enfants. Mon frère Nicolas a déjà disposé de ta sœur Thérèse ; il vient de la marier au fils d’un de nos alcades : Connubio junxit stabili propriamque dicavit. C’est cet hymen, formé sous les plus heureux auspices, que nous célébrons depuis deux jours avec tant d’appareil. Nous avons fait dresser dans la plaine ces pavillons. Les trois héritiers de Pedro ont chacun le sien, et font tour à tour la dépense d’une journée. Je voudrais que tu fusses arrivé plus tôt, tu aurais vu le commencement de nos réjouissances, Avant-hier, jour du mariage, ton père faisait les frais. Il donna un festin superbe qui fut suivi d’une course de bague. Ton oncle le mercier mit hier la nappe, et nous

  1. Jour digne d’être marqué d’une pierre blanche.