Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/189

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ce temps-là nous passâmes dans une chambre, où le capitaine, se voyant seul avec moi, me tint ce discours : Tu dois être étonné, Gil Blas, de revoir ici ton ancien commandant, et tu le seras bien davantage encore, quand tu sauras ce que j’ai à te raconter. Le jour que je te laissai dans le souterrain, et que je partis avec tous mes cavaliers pour aller vendre à Mansilla les mules et les chevaux que nous avions pris le soir précédent, nous rencontrâmes le fils du corrégidor de Léon, accompagné de quatre hommes à cheval et bien armés, qui suivaient son carrosse. Nous fîmes mordre la poussière à deux de ses gens, et les deux autres s’enfuirent. Alors le cocher, craignant pour son maître, nous cria d’une voix suppliante : Eh ! mes chers seigneurs, au nom de Dieu, ne tuez point le fils unique de M. le corrégidor de Léon ! Ces mots n’attendrirent pas mes cavaliers ; au contraire, ils leur inspirèrent une espèce de fureur. Messieurs, nous dit l’un d’entre eux, ne laissons point échapper le fils du plus grand ennemi de nos pareils. Combien son père a-t-il fait mourir de gens de notre profession ! Vengeons-les, immolons cette victime à leurs mânes, qui semblent en ce moment nous la demander. Mes autres cavaliers applaudirent à ce sentiment, et mon lieutenant même se préparait à servir de grand prêtre dans ce sacrifice, lorsque je lui retins le bras. Arrêtez, lui dis-je ; pourquoi sans nécessité vouloir répandre du sang ? Contentons-nous de la bourse de ce jeune homme. Puisqu’il ne résiste point, il y aurait de la barbarie à l’égorger. D’ailleurs, il n’est point responsable des actions de son père, et son père ne fait que son devoir lorsqu’il nous condamne à la mort, comme nous faisons le nôtre en détroussant les voyageurs.

J’intercédai donc pour le fils du corrégidor, et mon intercession ne lui fut pas inutile. Nous prîmes seulement tout l’argent qu’il avait, et nous emmenâmes les chevaux des deux hommes que nous avions tués. Nous les vendîmes avec ceux que nous conduisions à Man-