Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/241

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pour en bâtir une pyramide, comme fit autrefois une princesse d’Égypte, elle en pourrait faire élever une qui irait jusqu’au troisième ciel ! Enfin Laure déchira tout le monde par des médisances. Ah ! la méchante langue ! Elle n’épargna pas même sa maîtresse.

Cependant j’avouerai mon faible ; j’étais charmé de ma soubrette, quoique son caractère ne fût pas moralement bon. Elle médisait avec un agrément qui me faisait aimer jusqu’à sa malignité. Elle se levait dans les entr’actes, pour aller voir si Arsénie n’avait pas besoin de ses services ; mais au lieu de venir promptement reprendre sa place, elle s’amusait derrière le théâtre à recueillir les fleurettes des hommes qui la cajolaient. Je la suivis une fois pour l’observer, et je remarquai qu’elle avait bien des connaissances. Je comptai jusqu’à trois comédiens qui l’arrêtèrent l’un après l’autre pour lui parler, et ils me parurent s’entretenir avec elle très familièrement. Cela ne me plut point ; et, pour la première fois de ma vie, je sentis ce que c’est que d’être jaloux. Je retournai à ma place si rêveur et si triste, que Laure s’en aperçut aussitôt qu’elle m’eut rejoint. Qu’as-tu, Gil Blas ? me dit-elle avec étonnement ; quelle humeur noire s’est emparée de toi depuis que je t’ai quitté ? Tu as l’air sombre et chagrin. Ma princesse, lui répondis-je, ce n’est pas sans raison ; vos allures sont un peu vives. Je viens de vous voir avec des comédiens… Ah ! le plaisant sujet de tristesse ! interrompit-elle en riant. Quoi ! cela te fait de la peine ? Oh ! vraiment tu n’es pas au bout ; tu verras bien d’autres choses parmi nous. Il faut que tu t’accoutumes à nos manières aisées. Point de jalousie, mon enfant ! les jaloux, chez le peuple comique, passent pour des ridicules. Aussi n’y en a-t-il presque point. Les pères, les maris, les frères, les oncles et les cousins sont les gens du monde les plus commodes, et souvent même ce sont eux qui établissent leurs familles.

Après m’avoir exhorté à ne prendre ombrage de