Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/329

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pièces comiques étaient méprisées. On n’y regardait la meilleure comédie ou le roman le plus ingénieux et le plus égayé que comme une faible production qui ne méritait aucune louange ; au lieu que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passait pour le plus grand effort de l’esprit humain. Il arrivait souvent que le public ne confirmait pas les jugements du bureau, et que même il sifflait quelquefois impoliment les pièces qu’on y avait fort applaudies.

J’étais maître de salle dans cette maison, c’est-à-dire que mon emploi consistait à tout préparer dans l’appartement de ma maîtresse pour recevoir la compagnie, à ranger des chaises pour les hommes et des carreaux pour les femmes : après quoi je me tenais à la porte de la chambre, pour annoncer et introduire les personnes qui arrivaient. Le premier jour, à mesure que je les faisais entrer, le gouverneur des pages, qui par hasard était alors dans l’antichambre avec moi, me les dépeignait agréablement. Il se nommait André Molina. Il était naturellement froid et railleur, et ne manquait pas d’esprit. D’abord un évêque se présenta. Je l’annonçai ; et quand il fut entré, le gouverneur me dit : Ce prélat est d’un caractère assez plaisant. Il a quelque crédit à la cour ; mais il voudrait bien persuader qu’il en a beaucoup. Il fait des offres de service à tout le monde, et ne sert personne. Un jour il rencontre chez le roi un cavalier qui le salue ; il l’arrête, l’accable de civilités, et lui serrant la main : Je suis, lui dit-il, tout acquis à votre seigneurie. Mettez-moi, de grâce, à l’épreuve ; je ne mourrai point content, si je ne trouve une occasion de vous obliger. Le cavalier le remercia d’une manière pleine de reconnaissance ; et, quand ils furent tous deux séparés, le prélat dit à un de ses officiers qui le suivait : Je crois connaître cet homme-là : j’ai une idée confuse de l’avoir vu quelque part.

Un moment après l’évêque, le fils d’un grand parut ; et lorsque je l’eus introduit dans la chambre de ma