Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/45

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une blanchisseuse de ses amies, je l’enlevai en plein midi, afin que personne n’en ignorât. Je passai plus avant : je la menai dans son pays, où je l’épousai solennellement, tant pour faire plus de dépit aux Herrera que pour laisser aux enfants de famille un si bel exemple à suivre. Trois mois après ce mariage, j’appris que don Rodrigue était mort. Je ne fus pas insensible à cette nouvelle ; je me rendis promptement à Séville pour demander son bien, mais j’y trouvai du changement. Ma mère n’était plus, et, en mourant, elle avait eu l’indiscrétion d’avouer tout en présence du curé de son village et d’autres bons témoins. Le fils de don Rodrigue tenait déjà ma place, ou plutôt la sienne, et il venait d’être reconnu avec d’autant plus de joie, qu’on était moins satisfait de moi ; de manière que, n’ayant rien à espérer de ce côté-là, et ne me sentant plus de goût pour ma grosse femme, je me joignis à des chevaliers de la fortune, avec qui je commençai mes caravanes.

Le jeune voleur ayant achevé son histoire, un autre dit qu’il était fils d’un marchand de Burgos ; que dans sa jeunesse, poussé d’une dévotion indiscrète, il avait pris l’habit et fait profession dans un ordre fort austère, et apostasié quelques années après. Enfin, les huit voleurs parlèrent tour à tour ; et lorsque je les eus tous entendus, je ne fus pas surpris de les voir ensemble. Ils changèrent ensuite de discours. Ils mirent sur le tapis divers projets pour la campagne prochaine ; et, après avoir formé une résolution, ils se levèrent de table pour s’aller coucher. Ils allumèrent des bougies, et se retirèrent dans leurs chambres. Je suivis le capitaine Rolando dans la sienne, où, pendant que je l’aidais à se déshabiller : Eh bien ! Gil Blas, me dit-il, tu vois de quelle manière nous vivons. Nous sommes toujours dans la joie ; la haine ni l’envie ne se glissent point parmi nous ; nous n’avons jamais ensemble le moindre démêlé. Nous sommes plus unis que des moi-