Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/109

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semble que je dois vous parler à cœur ouvert de don Rodrigue, puisque je vous ai conseillé de le bien ménager ; autrement ce ne serait vous obliger qu’à demi.

Vous saurez donc, poursuivit-il, que de simple domestique qu’il était de Son Excellence, lorsqu’elle ne portait encore que le nom de don François de Sandoval, il est parvenu par degrés au poste de premier secrétaire. On n’a jamais vu d’homme plus fier. Il ne répond guère aux politesses qu’on lui fait, à moins que de fortes raisons ne l’y obligent. En un mot, il se regarde comme un collègue du duc de Lerme ; et, dans le fond, on dirait qu’il partage avec lui l’autorité de premier ministre, puisqu’il fait donner des charges et des gouvernements à qui bon lui semble. Le public en murmure souvent ; mais c’est de quoi il ne se met guère en peine : pourvu qu’il tire des paraguantes[1] d’une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs. Vous concevez bien par ce que je viens de vous dire, ajouta don Diègue, quelle conduite vous avez à tenir avec un mortel si orgueilleux. Oh ! que oui, lui dis-je ; laissez-moi faire. Il y aura bien du malheur si je ne me fais pas aimer de lui. Quand on connaît le défaut d’un homme à qui l’on veut plaire, il faut être bien maladroit pour n’y pas réussir. Cela étant, reprit Monteser, je vais vous présenter tout à l’heure au duc de Lerme.

Nous allâmes dans le moment chez ce ministre, que nous trouvâmes dans une grande salle, occupé à donner audience. Il y avait là plus de monde que chez le roi. Je vis des commandeurs et des chevaliers de Saint-Jacques et de Calatrava, qui sollicitaient des gouvernements et des vice-royautés ; évêques, qui, ne se portant pas bien dans leurs diocèses, voulaient, seulement pour changer d’air, devenir archevêques ; et de bons pères de Saint-Dominique et de Saint-François,

  1. Paraguantes, pour les gants, parce qu’on ne donnait d’abord pour présent honnête qu’une paire de gants. C’est ce qu’on appelle ailleurs le pot-de-vin, le pourboire.