Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/142

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nouveau quidam qu’il vient d’accrocher. Justement, c’est Scipion. Écoutons-le, Seigneur, me dit-il, souffrez que je vous présente ce fameux opérateur. Il demande un privilège pour débiter ses drogues pendant dix années dans toutes les villes de la monarchie d’Espagne, à l’exclusion de tous autres, c’est-à-dire qu’il soit défendu aux personnes de sa profession de s’établir dans les lieux où il sera. Par reconnaissance il comptera deux cents pistoles à celui qui lui en remettra le privilège expédié. Je dis au saltimbanque, en tranchant du protecteur : Allez, mon ami, je ferai votre affaire. Véritablement, peu de jours après, je le renvoyai avec des patentes qui lui permettaient de tromper le peuple exclusivement dans tous les royaumes d’Espagne.

J’éprouvai la vérité du proverbe que l’appétit vient en mangeant ; mais, outre que je me sentais plus avide à mesure que je devenais plus riche, j’avais obtenu de Son Excellence si facilement les quatre grâces dont je viens de parler, que je ne balançai point à lui en demander une cinquième. C’était le gouvernement de la ville de Vera, sur la côte de Grenade, pour un chevalier de Calatrava qui m’en offrait mille pistoles. Le ministre se prit à rire en me voyant si âpre à la curée. Vive Dieu ! ami Gil Blas, me dit-il, comme vous y allez ! Vous aimez furieusement à obliger votre prochain. Écoutez : lorsqu’il ne sera question que de bagatelles, je n’y regarderai pas de si près ; mais quand vous voudrez des gouvernements ou d’autres choses considérables, vous vous contenterez, s’il vous plaît, de la moitié du profit ; vous me tiendrez compte de l’autre. Vous ne sauriez vous imaginer, continua-t-il, la dépense que je suis obligé de faire, ni combien de ressources il me faut pour soutenir la dignité de mon poste ; car, malgré le désintéressement dont je me pare aux yeux du monde, je vous avoue que je ne suis point assez imprudent, pour vouloir déranger mes affaires domestiques. Réglez-vous sur cela.