Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/224

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ce moment de secrets reproches. Que dis-je ? il me semble que tous les malades que j’ai tués sortent de leurs tombeaux, pour venir me mettre en pièces. Quelle imagination ! dit mon secrétaire. En vérité, seigneur de Santillane, vous êtes trop bon. Pourquoi vous repentir d’avoir fait votre métier ? Voyez les plus vieux médecins ; ont-ils de pareils remords ? Oh ! que non ! ils vont toujours leur train, rejetant sur la nature les accidents funestes, et se faisant honneur des événements heureux.

Il est vrai, repris-je, que le docteur Sangrado, de qui je suivais fidèlement la méthode, était de ce caractère-là. Il avait beau voir périr tous les jours vingt personnes entre ses mains, il était si persuadé de l’excellence de la saignée et de la fréquente boisson, qu’il appelait ses deux spécifiques pour toutes sortes de maladies, qu’au lieu de s’en prendre à ses remèdes, il croyait que les malades ne mouraient que faute d’avoir assez bu et d’avoir été assez saignés. Vive Dieu ! s’écria Scipion en faisant un éclat de rire, vous me parlez là d’un personnage incomparable. Si tu es curieux de le voir et de l’entendre, lui dis-je, tu pourras dès demain satisfaire ta curiosité, pourvu que Sangrado vive encore, et qu’il soit à Valladolid : ce que j’ai de la peine à croire ; car il était déjà vieux quand je le quittai, et il s’est écoulé bien des années depuis ce temps-là.

Notre premier soin, en arrivant dans l’hôtellerie où nous allâmes descendre, fut de nous informer de ce docteur. Nous apprîmes qu’il n’était pas encore mort, mais que, ne pouvant plus à son âge faire de visites ni se donner de grands mouvements, il avait abandonné le pavé à trois ou quatre autres docteurs qui s’étaient mis en réputation par une nouvelle pratique qui ne valait guère mieux que la sienne. Nous résolûmes donc de nous arrêter à Valladolid le jour suivant, tant pour laisser reposer nos mules, que pour voir le seigneur Sangrado. Nous nous rendîmes chez lui sur les dix heures du matin : nous le trouvâmes assis dans un fauteuil,