Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est plus qu’un chaos où chacun se permet ce qu’il veut, et franchit les bornes de l’ordre et de la sagesse que nos premiers maîtres ont posées.

Quelque envie que j’eusse de rire en entendant une si comique déclamation, j’eus la force d’y résister ; je fis plus, je déclamai contre le kermès sans savoir ce que c’était, et donnai au diable, à tout hasard, ceux qui l’ont inventé. Scipion, remarquant que je m’égayais dans cette scène, y voulut mettre aussi du sien. Monsieur le docteur, dit-il à Sangrado, comme je suis petit-neveu d’un médecin de la vieille école, qu’il me soit permis de me révolter avec vous contre les remèdes de la chimie. Feu mon grand’oncle, à qui Dieu fasse miséricorde, était si chaud partisan d’Hippocrate, qu’il s’est souvent battu contre les empiriques qui ne parlaient pas avec assez de respect de ce roi de la médecine. Bon sang ne peut mentir ; je servirais volontiers de bourreau à ces novateurs ignorants dont vous vous plaignez avec tant de justice et d’éloquence. Quel désordre ces misérables ne causent-ils pas dans la société civile !

Ce désordre, dit le docteur, va plus loin que vous ne pensez. Il ne m’a servi de rien de publier un livre contre le brigandage de la médecine ; au contraire il augmente de jour en jour. Les chirurgiens, dont la rage est de vouloir faire des médecins, se croient capables de l’être, dès qu’il ne faut que donner du kermès et de l’émétique, à quoi ils joignent des saignées du pied à leur fantaisie. Ils vont même jusqu’à mêler le kermès dans les apozèmes et les potions cordiales, et les voilà de pair avec les grands faiseurs en médecine. Cette contagion se répand jusque dans les cloîtres. Il y a parmi les moines des frères qui sont tout ensemble apothicaires et chirurgiens. Ces singes de médecins s’appliquent à la chimie, et font des drogues pernicieuses avec lesquelles ils abrègent la vie de leurs révérends pères. Enfin, il y a dans Valladolid plus de soixante monastères, tant d’hommes que de filles : jugez du ravage qu’y fait le