Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/334

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l’un et l’autre, que je n’aie qu’à me rendre à Madrid pour avoir la clef d’or[1], ou quelque gouvernement ; vous êtes dans l’erreur. Je suis au contraire bien persuadé que le roi ne ferait aucune attention à ma figure, si je m’offrais à ses regards. J’en ferai, si vous le souhaitez, l’épreuve pour vous désabuser. Les seigneurs de Leyva me prirent au mot, et je ne pus me défendre de leur promettre que je partirais incessamment pour Madrid. Sitôt que mon secrétaire me vit déterminé à faire ce voyage, il en ressentit une joie immodérée ; il s’imaginait que je ne paraîtrais pas plus tôt devant le nouveau monarque, que ce prince me démêlerait dans la foule, et m’accablerait d’honneurs et de biens. Là-dessus, se berçant des plus brillantes chimères, il m’élevait aux premières charges de l’État, et se poussait à la faveur de mon élévation.

Je me disposai donc à retourner à la cour, non dans la vue d’y sacrifier encore à la fortune, mais pour contenter don César et son fils, qui avaient dans l’esprit que je posséderais bientôt les bonnes grâces du souverain. Il est vrai que je me sentais au fond de l’âme quelque envie d’éprouver si ce jeune prince me reconnaîtrait. Entraîné par ce mouvement curieux, sans espérance et sans dessein de tirer quelque avantage du nouveau règne, je pris le chemin de Madrid avec Scipion, abandonnant le soin de mon château à Béatrix, qui était une très bonne ménagère.

  1. La clef d’or est le signe distinctif de certains officiers du roi d’Espagne, qui ont droit d’entrer dans la chambre de ce prince et qui portent une clef d’or à leur ceinture.