Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/350

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partisans, et la marine ruinée. Je rapportai ensuite les fautes commises par ceux qui avaient gouverné l’État sous le dernier règne, et les suites fâcheuses qu’elles pouvaient avoir. Enfin, je peignis la monarchie en péril, et censurai si vivement le précédent ministère, que la perte du duc de Lerme était, suivant mon mémoire, un grand bonheur pour l’Espagne. Pour dire la vérité, quoique je n’eusse aucun ressentiment contre ce seigneur, je ne fus pas fâché de lui rendre ce bon office. Voilà l’homme !

Enfin, après une peinture effrayante des maux qui menaçaient l’Espagne, je rassurais les esprits en faisant avec art concevoir aux peuples de belles espérances pour l’avenir. Pour cet effet, je faisais parler le comte d’Olivarès comme un restaurateur envoyé du ciel pour le salut de la nation ; je promettais monts et merveilles. En un mot, j’entrai si bien dans les vues du nouveau ministre, qu’il parut surpris de mon ouvrage lorsqu’il l’eut lu tout entier. Santillane, me dit-il, je ne t’aurais pas cru capable de composer un pareil mémoire. Sais-tu bien que tu viens de faire un morceau digne d’un secrétaire d’État ? Je ne m’étonne plus si le duc de Lerme exerçait ta plume. Ton style est concis et même élégant ; mais je le trouve un peu trop naturel. En même temps, m’ayant fait remarquer les endroits qui n’étaient pas de son goût, il les changea ; et je jugeai par ses corrections qu’il aimait, comme Navarro me l’avait dit, les expressions recherchées et l’obscurité. Néanmoins, quoiqu’il voulût de la noblesse, ou, pour mieux dire, du précieux dans la diction, il ne laissa pas de conserver les deux tiers de mon mémoire, et, pour me témoigner jusqu’à quel point il en était satisfait, il m’envoya par don Raimond trois cents pistoles à l’issue de mon dîner.