Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/389

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ment. Je demandai au chevalier si elle jouerait ce jour-là. Il me répondit que oui, et même qu’elle avait un rôle très brillant dans la pièce qu’on allait représenter.

La comédie commença. Il parut deux actrices qui n’avaient rien négligé de tout ce qui pouvait contribuer à les rendre charmantes ; mais, malgré l’éclat de leurs diamants, je ne pris ni l’une ni l’autre pour celle que j’attendais. Le chevalier d’Alcantara m’avait si fort prévenu en faveur de Lucrèce, que je ne pouvais la deviner qu’en la voyant elle-même. Enfin cette belle Lucrèce sortit du fond du théâtre, et son arrivée sur la scène fut annoncée par un battement de mains long et général. Ah ! la voici, dis-je en moi-même : Quel air de noblesse ! que de grâces ! les beaux yeux ! la piquante créature ! Effectivement j’en fus fort satisfait, ou plutôt sa personne me frappa vivement. Dès la première tirade de vers qu’elle récita, je lui trouvai du naturel, du feu, une intelligence au-dessus de son âge, et je joignis volontiers mes applaudissements à ceux qu’elle reçut de toute l’assemblée pendant la pièce. Eh bien ! me dit le chevalier, vous voyez comme Lucrèce est avec le public ? Je n’en suis pas surpris, lui répondis-je. Vous le seriez encore moins, me répliqua-t-il, si vous l’entendiez chanter ; c’est une sirène ; malheur à ceux qui l’écoutent sans avoir pris la précaution d’Ulysse ! Sa danse, poursuivit-il, n’est pas moins redoutable ; ses pas, aussi dangereux que sa voix, charment les yeux, et forcent les cœurs à se rendre. Sur ce pied-là, m’écriai-je, il faut donc avouer que c’est un prodige. Quel heureux mortel a le plaisir de se ruiner pour une si aimable fille ? Elle n’a point d’amant déclaré, me dit-il, et la médisance même ne lui donne aucune intrigue secrète : cependant, ajouta-t-il, elle pourrait en avoir ; car Lucrèce est sous la conduite de sa tante Estelle, qui sans contredit est la plus adroite de toutes les comédiennes.