Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/76

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fasses pas mal tes affaires à Madrid pour y être si bien nippé. Tu as sans doute quelque commission ? Le ciel m’en préserve ! répliqua-t-il. Le parti que j’ai pris est au-dessus de tous les emplois. Un homme de distinction, à qui cet hôtel appartient, m’y a donné une chambre dont j’ai fait quatre pièces que j’ai meublées, comme tu vois. Je ne m’occupe que de choses qui me font plaisir, et je ne sens pas la nécessité. Parle-moi plus clairement, interrompis-je : tu irrites l’envie que j’ai d’apprendre ce que tu fais. Eh bien ! me dit-il, je vais te contenter. Je suis devenu auteur, je me suis jeté dans le bel esprit ; j’écris en vers et en prose ; je suis au poil et à la plume.

Toi, favori d’Apollon ! m’écriai-je en riant ; voilà ce que je n’aurais jamais deviné ; je serais moins surpris de te voir tout autre chose. Quels charmes as-tu donc pu trouver dans la condition des poètes ? Il me semble que ces gens-là sont méprisés dans la vie civile, et qu’ils n’ont pas un ordinaire réglé. Hé fi ! s’écria-t-il à son tour. Tu me parles de ces misérables auteurs, dont les ouvrages sont le rebut des libraires et des comédiens. Faut-il s’étonner si l’on n’estime pas de semblables écrivains ? Mais les bons, mon ami, sont sur un meilleur pied dans le monde ; et je puis dire, sans vanité, que je suis du nombre de ceux-ci. Je n’en doute pas, lui dis-je ; tu es un garçon plein d’esprit ; ce que tu composes ne doit pas être mauvais. Je ne suis en peine que de savoir comment la rage d’écrire a pu te prendre ; cela me paraît digne de ma curiosité.

Ton étonnement est juste, reprit Nunez. J’étais si content de mon état chez le seigneur Manuel Ordonnez, que je n’en souhaitais pas d’autre. Mais mon génie s’élevant peu à peu, comme celui de Plaute[1], au-dessus de la servitude, je composai une comédie que je fis

  1. Plaute, ruiné par des spéculations commerciales, fut obligé de se vendre à son boulanger, et de travailler à tourner la meule d’un moulin à bras.