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les bastonnais

gouverneur. Et à travers tout cela, elle voyait la forme étrange de Batoche circuler, aller et venir silencieuse, mystérieuse, terrible. Elle voyait Zulma se pencher sur elle avec la tendresse d’une sœur. Le charme de l’affection de Zulma lui apparaissait comme l’accolade d’un grand esprit, puissant, irrésistible et, par là même, délicieux dans sa force. Et en dépit d’elle-même, elle voyait (et pourquoi fallait-il que cette vision fût si vive ?) les beaux yeux tristes de Cary Singleton, tels qu’ils étaient lorsqu’il se tenait à ses côtés au manoir Sarpy ou lorsqu’il s’était séparé d’elle à la porte Saint-Louis.

Elle se rappela combien il paraissait noble lorsqu’il conférait avec Roderick, sous les murs, quand il était porteur du pavillon parlementaire ; comme il était retourné fièrement aux rangs de l’armée, sans daigner même regarder en arrière quand un lâche avait tiré sur lui du haut des remparts. Elle se souvint de chaque mot prononcé par Zulma à son sujet, de sorte qu’elle paraissait le connaître aussi bien que Zulma elle-même.

Quand Pauline eut repassé dans son esprit, et plusieurs fois, toutes ces choses, de cette manière confuse et pourtant distincte avec laquelle de telles réminiscences se pressent à la mémoire, elle se sentit réellement fatiguée et oppressée comme si elle eût eu un fardeau sur le cœur. Elle ferma les yeux tandis qu’un frisson secouait tout son être. Elle craignit de tomber malade et il lui fallut faire appel à tout le courage tranquille de sa nature pour réagir contre l’écroulement complet dont elle était menacée.

Enfin, elle pensa à un moyen de recouvrer sa sérénité : c’était d’écrire une longue lettre à Zulma pour lui faire la description du bal du gouverneur. Elle se mit aussitôt à la tâche ; mais lorsque le papier fut étendu devant elle, elle se heurta, dès le seuil, à une difficulté. Écrirait-elle sur elle-même ? Parlerait-elle de Roderick ? Répéterait-elle les compliments de Son Excellence, conterait-elle son entrevue avec le capitaine Bouchette ?

Par là, elle retomberait infailliblement dans l’ordre des pensées qu’elle voulait bannir en écrivant sa lettre. Déjà deux ou trois fois elle s’était surprise glissant dans ce genre d’idées, alors qu’elle avait la plume à la main.

«  Non, murmura-t-elle avec un rire contenu, je n’en ferai rien. J’écrirai comme une modiste. Je vais lui donner un compte rendu