Page:Lespérance - Les Bastonnais, 1896.djvu/216

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
214
les bastonnais

et agréable, car lorsqu’ayant terminé sa lecture il descendit au souper, il était d’une humeur plus enjouée que d’ordinaire. Mais la vue des yeux gonflés, des traits altérés et des manières gênées de Zulma arrêta net ce courant de gaieté et l’anecdote plaisante qu’il avait sur les lèvres. Naturellement, il ne soupçonnait pas la vraie cause du chagrin de sa fille. Il savait qu’elle s’était rendue au village en voiture, pour faire ses dévotions et, sans doute, il crut que quelque chose lui était arrivé là. Il fut même un moment sur le point de la taquiner sur la gronderie qu’il supposait lui avoir été administrée par le prêtre, mais il s’arrêta aussitôt. Chez le vieux gentilhomme français de parfaite éducation, le profond respect formait peut-être la partie principale de l’ardent amour qu’il avait pour sa fille. Il porta la discrétion si loin qu’il ne voulut pas seulement la questionner. Ce fut donc Zulma qui dut rompre le pénible silence. Elle rapporta en détail ce que le prêtre lui avait appris en accompagnant abondamment son récit de commentaires dictés par ses craintes. L’effet produit par ces nouvelles sur M. Sarpy ne fut guère moindre qu’il ne l’avait été sur sa fille. Il écouta dans un profond silence, mais avec un air d’anxiété et de surprise qu’il ne chercha pas à cacher. Pendant longtemps, il resta muet, et quand enfin il essaya de parler, ce fut en un langage plein d’hésitation, indice certain de la profonde anxiété qui le troublait, comme elle accablait sa fille. Il n’eut, par conséquent, que de maigres consolations à lui offrir et le repas du soir se passa ainsi, sans que l’on vît se dissiper un seul instant les ténèbres morales, plus sombres que les ombres qui s’étendaient au dehors.

La petite Blanche assise aux côtés de Zulma, écoutait la conversation, les yeux grands ouverts et avec cette expression de rêverie si fréquente chez cette étrange enfant. Pas un mot ne lui avait échappé et il était évident que l’effet de la terrible nouvelle avait été aussi grand sur son esprit précoce que sur celui de Monsieur et de Mademoiselle Sarpy.

— Si seulement Batoche pouvait venir ? murmura Zulma, en passant la main sur son front où se peignait la lassitude, il nous dirait tout. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore ici.

Son absence est une raison de plus de nous faire tout craindre, répondit M. Sarpy à voix basse.

— Cependant, je ne désespère pas encore. Il peut arriver cette nuit.

— S’il est vivant.

— Eh quoi, Papa ? Vous ne supposez pas que Batoche ait pris part à l’attaque ?