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les bastonnais

— Donne-moi ton fusil, grogna-t-il en mauvais français.

— Non.

— Qui es-tu ?

— Ton ennemi.

L’homme avança d’un pas et regarda Batoche en face.

— Ah ! c’est toi, enfin, et déguisé dans l’uniforme de Sa Majesté. Je savais bien que je te prendrais enfin. Attrape ça !

Il leva, en disant ces mots, un énorme pistolet d’arçon qu’il dirigea vers le front du vieillard. De la main gauche, Batoche fit dévier l’arme, tandis que, de la droite, il sortit de sa ceinture un long couteau de chasse. La lutte fut courte. Le coup partit et la balle effleura le bonnet de peau de renard de Batoche ; celui-ci plongea son couteau de chasse dans le cœur de son adversaire, qui roula dans la neige sans proférer un son, et Batoche s’enfuit en entendant des pas précipités attirés par le coup de pistolet. Il ne rencontra pas d’autres obstacles ; il franchit le mur au même endroit qu’il avait choisi à son arrivée et presque en vue d’une sentinelle à demi endormie sur sa carabine.

— Celui-là ne m’ennuiera jamais plus, ni moi, ni M. Belmont, pensa Batoche. Et ce qu’il y a de plus beau, on ne saura pas que c’est moi qui ai fait le coup. J’en suis seulement fâché pour monsieur Hardinge, qui devra se procurer un autre serviteur.

La mort de Donald créa un grand émoi dans la ville. Il était bien connu et fort estimé comme un soldat fidèle et actif ; et le mystère qui enveloppait sa mort fit naître la plus pénible anxiété. Était-elle due simplement à quelque bagarre nocturne ? Impliquait-elle la culpabilité de quelque soldat de la garnison, en révolte contre l’autorité militaire ? Ou encore, le meurtre avait-il été commis par des prisonniers américains, dans une tentative d’évasion ? On fit une enquête minutieuse, mais elle n’aboutit à rien et l’on ne put trouver le fil de la tragédie. Roderick Hardinge en fut vivement affecté. Après avoir vainement épuisé tous les moyens de découvrir le meurtrier, un soupçon de la vérité lui vint soudainement à l’esprit et souleva dans son cœur une véritable tempête d’indignation. Il était d’autant plus vexé, que, si ses suppositions se trouvaient être vraies, il se verrait placé dans une position très difficile vis-à-vis des Belmont. Une fois déjà, comme il ne se le rappelait que trop, ses devoirs militaires avaient été la cause d’un grave malentendu entre le père de Pauline et lui, et plusieurs fois depuis lors, les mêmes causes avaient bien failli produire les mêmes effets et avaient rendu très précaires leurs relations mutuelles. Tous deux avaient fait des concessions et le jeune officier était assez généreux