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les bastonnais

n’avait pu comprendre la puissance de résistance avant qu’il ne lui fallût la rompre.

L’attitude de Pauline n’était pas faite non plus pour le réconforter. Lorsqu’il lui annonça son départ final, elle l’écouta avec calme, mais ce calme n’était que l’effet de la fatigue mentale et physique. Il n’y avait dans sa parole et ses manières aucun effort énergique destiné à contrôler le moral ; elle semblait n’éprouver qu’une résignation passive. Quand il lui tendit la main et qu’elle ressentit le chaud baiser qu’il y imprima, elle fut vraiment digne de pitié, ce qui ajouta à l’amertume du chagrin de Cary.

Le dernier adieu avait été dit et tous deux se tenaient sur le perron au pied duquel une carriole attendait pour transporter le prisonnier libéré au milieu de ses amis. Cary se tourna une dernière fois pour lire dans les yeux de Pauline. Soudain, il s’arrêta mû par une pensée subite et retournant d’une marche ou deux il dit :

«  Pauline, — Permettez-moi de vous appeler par ce nom pour la première fois peut-être, — Pauline, promettez-moi une chose : Prenez soin de votre santé. Je crains bien qu’après mon départ vous ne me remplaciez sur ce lit de douleurs, épuisée par vos veilles de plusieurs semaines. »

Deux taches livides brûlaient les joues de Pauline, et son regard était vitreux. Elle était obligée de s’appuyer sur le cadre de la porte pour ne pas tomber ; néanmoins, elle rassembla assez de forces pour répondre qu’elle ne se sentait pas malade et qu’elle espérait que tout tournerait pour le mieux. C’était une maigre consolation. Cary dut néanmoins s’en contenter, et il s’éloigna dans la voiture, le cœur bien lourd.

À peine arrivé au camp américain, il rencontra Batoche. Il va sans dire que cette rencontre fut des plus cordiales, et tous deux firent le projet d’une visite à la Pointe aux Trembles pour ce même soir. Zulma ayant appris les négociations engagées pour l’échange des prisonniers, l’arrivée de Cary n’était pas inattendue, et il y eut ce soir-là au manoir Sarpy de grandes réjouissances, comme pour quelqu’un qui était perdu et que l’on retrouvait, qui était mort et qui ressuscitait.

X
sur le bord de l’abîme.

Un autre mois se passa. Vers le milieu d’avril, le printemps embaumé était proche ; la neige avait disparu de la montagne et de la plaine ; les rivières coulaient claires et abondantes ; les arbres