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les bastonnais

XI
dans la vallée de la mort.

Le pressentiment de Cary s’était réalisé. Après son départ, Pauline avait lutté contre son sort pendant huit ou dix jours, mais elle avait dû succomber finalement. Un soir qu’elle était assise seule dans sa chambre, les forces de la nature l’abandonnèrent soudainement. Elle tomba lourdement évanouie sur le plancher et fut transportée sur son lit dans les bras de son père. Le médecin la traita d’abord pour un simple cas de débilité physique, résultant de ses longues veilles durant les huit semaines de la maladie de Singleton et de l’extrême anxiété qu’elle avait éprouvée pour l’existence de son ami. Mais, quand la maladie demeura obstinée malgré ses prescriptions, et que d’autres symptômes se montrèrent indiquant un déclin graduel de l’énergie vitale, il devina que c’était une maladie mentale, contre laquelle tout son art serait inutile s’il ne pouvait en découvrir la cause par un aveu de la patiente elle-même. Cette confession aurait été la moitié de la guérison ; mais il ne réussit pas à la lui arracher. Pauline ne savait pas elle-même la cause de ses souffrances. À part la grande faiblesse qu’elle ressentait, elle ne se croyait pas malade. Elle n’avait conscience de rien qui pût être la cause de sa condition présente. Tel était son langage. Mais comme on le pense bien, le vieux docteur expérimenté n’en crut pas un seul mot. Toutefois, il savait qu’il était tout-à-fait inutile de continuer son interrogatoire, sa connaissance de la femme lui ayant appris qu’on ne peut mesurer ni la longueur, ni la largeur, ni la profondeur de son pouvoir de garder un secret. Il consulta donc M. Belmont. Celui-ci lui apprit qu’il avait remarqué un changement notable dans les manières de Pauline, que ce changement coïncidait avec le départ du jeune officier américain, et datait même des derniers jours de sa convalescence, alors que son départ était résolu et n’était plus qu’une question de temps, mais la perspicacité de M. Belmont n’allait pas plus loin. Il déclara n’avoir remarqué aucun attachement particulier entre sa fille et son patient. Elle était presque toujours à son chevet, mais ceci n’était pas plus qu’on ne devait attendre d’une garde au cœur tendre à l’égard d’un pauvre jeune homme tombé au milieu des ennemis et dont la vie dépendait de soins continuels. Le jeune homme avait toujours agi en « gentleman, » plein de précautions, de délicatesse, de réserve et incapable d’abuser de sa position pour s’amuser aux dépens des sentiments de Pauline. D’ailleurs la jeune fille était depuis