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LES BASTONNAIS

À sa gauche la chute de Montmorency faisait entendre le grondement de ses eaux précipitées et brillait d’un éclat argentin.

À sa droite, s’étendaient silencieuses et désertes les plaines d’Abraham au-dessus desquelles s’élevait comme une vapeur de victoire sanglante.

On distinguait quelques lumières dans le château St-Louis, résidence du gouverneur civil, et dans les corps de garde des casernes des Jésuites, situées sur la place de la cathédrale ; mais le reste de la capitale était plongé dans l’obscurité et dans un morne silence.

Pas le moindre bruit ne s’élevait des rues étroites et des ruelles tortueuses de la basse-ville. Une lampe solitaire se balançait à la proue de la corvette de guerre ancrée dans le fleuve…

Il s’appuyait lourdement sur sa carabine. Son attitude aurait pu faire croire qu’il montait sa garde avec la vigilance automatique du soldat ; mais il n’en était pas ainsi. Jamais sentinelle n’avait été chargée d’une faction si pleine de lourdes responsabilités, et jamais garde n’avait été exécutée avec une plus minutieuse observation.

L’œil, l’oreille, le cerveau, l’être tout entier était absorbé par le devoir. Rien n’échappait à la pénétration de son regard, ni les changements dans les nuages qui obscurcissaient le ciel du côté du large, ni les ombres qui s’épaississaient dans le sentier de l’anse de Wolfe. Aucun son ne passait sans avoir frappé son oreille attentive, depuis le bruissement d’ailes du moineau qui avait établi son nid d’hiver dans les canons de la batterie, jusqu’à la course rapide du suisse par-dessus les sombres glacis des fortifications. Debout sur le sommet de la plus haute citadelle de l’Amérique, sa stature martiale se détachant nettement des ombres environnantes, comme un bloc de marbre sculpté se détache du sombre horizon, silencieux, solitaire et vigilant, il était le représentant et le gardien de la puissance britannique au Canada, à l’heure d’une crise redoutée.

Il avait conscience de sa position et se conduisait en conséquence.

Roderick Hardinge était un jeune homme au tempérament ardent. Il faisait partie de la petite milice qui gardait la ville de Québec et il ressentait vivement les critiques continuellement dirigées, durant les deux mois précédents, contre l’insuffisance de cette troupe. Il savait que les Américains avaient tout balayé devant eux à l’extrémité supérieure de la colonie. Schuyler avait occupé l’île aux Noix sans coup férir. Cinq cents soldats de l’armée active et cent volontaires avaient capitulé à St-Jean. Bedell, du New-Hampshire, avait pris Chambly et s’était emparé des immenses quantités de provisions et de munitions de guerre renfermées dans le fort. Montgomery s’avançait sur Montréal à la tête de toute son armée.