Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/73

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secrète, cette angoisse irraisonnée à la seule pensée de lui appartenir. Comment des jeunes filles, des femmes, par intérêt, pouvaient-elles surmonter cela ?… Cette révolte des fibres, des nerfs, du tissu même de la peau, qui crie : non ! qui affirme la vie sacrée, mystérieuse, individuelle, la gloire du « soi », la majesté d’être. Jocelyne ne pourrait pas !… Ni l’ambition, ni la pitié, ni l’estime, ni sa vive amitié même, rien ne ferait qu’elle se supportât, fût-ce en pensée, dans les bras de cet homme — dans ces bras allongés, là, sur cette table, en un tel geste de détresse, à cause d’elle. Plus elle le connaissait hautain, sûr de lui-même, plus elle goûtait l’hommage désespéré de cet abandon. L’orgueil féminin se délectait malgré la pitié du cœur. Elle s’en voulut. L’étreinte d’une mélancolie l’oppressa. Lentement, mais sans regret, elle sortit de la chambre.

Peut-être eût-elle tout de suite quitté la maison. Mais, sur le palier, elle rencontra M. de Gessenay. Il était encore en tenue, prêt à remonter à cheval pour regagner le quartier, où l’appelait le service.

— « Vous êtes là, chère amie. C’est une chance. Remontez donc un peu vers Huguette. Elle ne savait pas où vous aviez passé, mais, vous croyant partie, elle se désolait.

— Nous avions cependant causé…

— Oui… Mais pas à son gré. Elle me sentait là. Et je ne dois pas entendre. Un secret, paraît-il, qu’elle n’a pas eu le temps de vous confier. »

Il souriait, sans intonation de critique, sans arrière-pensée.

Officier très élégant, pas très beau, plus très jeune, cavalier de premier ordre, lauréat de concours hippiques, le vicomte Maurice de Gessenay, récemment gratifié du troisième galon, intéressait Jocelyne par la perfection et le style de sa nullité. Être à ce point dans la norme, et y faire si correcte figure, lui semblait déconcertant. Dépourvu de tout signe personnel, de toute idée à soi, et même d’un vice, M. de Gessenay n’avait qu’un titre à exister mondainement et à posséder ce reflet de soi-même, faux ou vrai, qui s’appelle une réputation : c’était