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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/18

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homme d’un mérite supérieur et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer parmi les contemporains : l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay (18 juin 1774) : « Je n’ose parler de Mora. Il y a longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora ». Et encore (8 juillet) : « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal, lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal, son frère, qui valait plus que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à présent quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort de M. de Mora ». M. de Mora était venu en France vers 1766 ; c’est alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé. Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours. Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal. Il quitta Paris, pour n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante, remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il mourut à Bordeaux, le vendredi 27 mai. Quand il partit de Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que, dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora avait écrit à son amie vingt-deux