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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/411

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Les qualités de son âme sont analogues à celles de son esprit ; elles sont aussi étendues et aussi variées, et, ce qu’il y a de singulier, c’est que, pour peindre M. de Condorcet, on ne doit pas dire : C’est un homme vertueux, parce que le mot de vertu entraîne l’idée d’effort et de combat, et que jamais aucune de ses actions, aucun de ses mouvements ne porte ce caractère. En un mot, que vous dirai-je ? la nature semble l’avoir formé parfait, et ce n’est que la réflexion qui rend vertueux. On admire les effets de la vertu, et toutes les qualités de M. de Condorcet le font chérir. Sa bonté est universelle, c’est-à-dire que c’est un fond sur lequel doivent compter tous ceux qui en auront besoin ; mais c’est un sentiment profond et actif pour ses amis. Il a tous les genres de bonté : celle qui fait compatir, secourir, celle qui rend facile et indulgent, celle qui prévient les besoins d’une âme délicate et sensible ; enfin, avec cette seule bonté, il serait aimé à la folie de ses amis et béni par tout ce qui souffre. Avec cette bonté il pourrait se passer de sensibilité : eh bien, il est d’une sensibilité profonde, et ce n’est point une manière de parler. Il est malheureux du malheur de ses amis, il souffre de leurs maux, et cela est si vrai que son repos et sa santé en sont souvent altérés. Vous croiriez peut-être, comme Montaigne, qu’une telle amitié peut se doubler et jamais se tripler ? M. de Condorcet dément absolument la maxime de Montaigne : il aime beaucoup, et il aime beaucoup de gens. Ce n’est pas seulement un sentiment d’intérêt et de bienveillance qu’il a pour plusieurs personnes : c’est un sentiment profond, c’est un sentiment auquel il ferait des sacrifices, c’est un sentiment qui remplit son âme et occupe sa vie, c’est un sentiment qui, dans tous les instants, satisfait le cœur de celui de ses amis qui vit avec lui. Jamais aucun d’eux n’a pu désirer par delà ce qu’il lui donne, et chacun en particulier pourrait se croire le premier objet de M. de Condorcet.

Mais j’écrirais un livre, et ce ne serait plus un portrait, si je continuais de détailler les effets de toutes ses quali-