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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/414

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légère impression, on doutera même qu’il ait écouté : et au sortir de cette lecture, il rendra compte de cette pièce, et ce sera avec enthousiasme qu’il en citera les beautés. Il aura retenu les plus beaux vers. Il aura tout senti et tout jugé, car il donnera les conseils les plus justes et les plus éclairés à l’auteur, et il sera en état de faire l’extrait de la pièce de manière à la rendre intéressante aux gens qui ne l’auront pas entendue ; en un mot, aucun des mouvements de son âme ne se peint sur son visage ni dans ses actions : on le croirait impassible ; son activité est entièrement concentrée. En travaillant dix heures par jour il ne semble pas attacher beaucoup de prix au temps : il a l’air de le perdre, de le donner au premier venu ; il agit sans cesse, et il a toujours l’air du repos et de n’avoir rien à faire. On ne l’entend jamais se plaindre des importuns et il est accessible à tout le monde. Jamais sa porte n’est fermée, parce que son premier besoin est d’être utile aux gens qui viennent le consulter. Il a renoncé à la vie des gens du monde ; il a fait plus encore, car il a sacrifié à son travail la société des gens de lettres qui le chérissent le plus, et avec qui il se plaît de préférence. On dirait qu’après un tel renoncement à ses goûts, il doit être contrarié quand quelques circonstances changent l’arrangement de sa vie ? il ne paraît pas seulement s’en apercevoir. S’il agit pour rendre service à quelqu’un ou pour faire plaisir à son ami, il ne voit plus que cela, et il retrouve dans cet intérêt de quoi le dédommager du sacrifice qu’il fait. Jamais on n’a été moins personnel, moins occupé de soi, plus prêt à abandonner son plaisir et ses goûts. Il ne tient fortement qu’à ses affections, il y sacrifierait tout, et, pour les satisfaire, il s’est affranchi de ce qu’on appelle si improprement devoirs de société. Il ne fait point de visites, il vit avec ses amis, et il va voir les gens qu’il peut servir ou ceux à qui il a affaire. Il aimait les spectacles, il n’y va point parce que cela prendrait sur les heures qu’il a consacrées à l’amitié, c’est-à-dire au premier besoin de son âme. Quoiqu’il soit peu caressant et peu affectueux, cependant si par