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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/432

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n’est pas précisément parce que vous trouvez bon que d’autres personnes aient sur vous les mêmes avantages ; c’est qu’après avoir bien regardé autour de vous, tous les êtres existants vous paraissent également à plaindre, et qu’il n’y en a aucun dont vous voulussiez changer la situation contre la vôtre. S’il y avait ou si vous connaissiez un être souverainement heureux, vous seriez peut-être très capable de lui porter envie ; et on vous a souvent ouï dire qu’il était juste que les personnes qui ont de grands avantages eussent aussi de grands malheurs, pour consoler ceux qui seraient tentés d’en être jaloux. Ne croyez pas cependant que votre peu de jalousie cesse d’être une vertu, quoique le principe n’en soit pas aussi pur qu’il pourrait l’être ; car, combien y a-t-il de gens qui ne croient pas que personne soit heureux, qui ne voudraient être à la place de personne, et qui ne laissent pas d’être jaloux ?

Votre éloignement pour la méchanceté et l’envie suppose en vous une âme noble ; aussi la vôtre l’est-elle à tous égards : quoique vous désiriez la fortune, et que vous en ayez besoin, vous êtes incapable de vous donner aucun mouvement pour vous la procurer ; vous n’avez pas même su profiter des occasions les plus favorables que vous avez eues pour vous faire un sort plus heureux.

Non seulement vous avez l’âme très élevée, vous l’avez encore très sensible ; mais cette sensibilité est pour vous un tourment plutôt qu’un plaisir ; vous êtes persuadée qu’on ne peut être heureux que par les passions, et vous connaissez trop le danger des passions pour vous y livrer. Vous n’aimez donc qu’autant que vous l’osez ; mais vous aimez tout ce que vous pouvez ou tant que vous le pouvez ; vous donnez à vos amis, sur cette sensibilité qui vous surcharge, tout ce que vous pouvez vous permettre : mais il vous en reste encore une surabondance dont vous ne savez que faire, et que pour ainsi dire vous jetteriez volontiers à tous les passants ; cette surabondance de sensibilité vous rend très compatissante pour les malheureux, même pour ceux