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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/48

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est, vous ne méritez ni le regret que mon cœur sent, ni le reproche qu’il vous fait. J’ai su que M. d’Aguesseau n’avait pas eu de vos nouvelles. Je m’intéresse à vous d’une manière si vraie et si sensible, que j’aurais été ravie, si j’avais pu apprendre que vous lui eussiez donné la préférence sur moi : il la mérite sans doute à tous égards ; mais ce n’est pas la justice qui règle le sentiment ; croyez-vous que si cette vertu me gouvernait, je dusse être inquiète de votre silence, et avoir besoin des témoignages de votre amitié ? Hélas ! non, je ne saurais même m’expliquer pourquoi je m’occupe de vous dans ce moment-ci. J’ai appris hier une nouvelle qui a abîmé mon âme de douleur ; j’ai passé la nuit dans les larmes, et quand ma tête et toute ma machine ont été épuisées, quand j’ai pu avoir un mouvement qui ne fût pas de douleur, j’ai pensé à vous, et il me semblait que, si vous aviez été ici, je vous aurais mandé que je souffrais, et peut-être que vous n’auriez pas refusé de venir ; dites-moi si je me trompe ? quand mon âme souffre, ai-je tort de chercher de la consolation dans la vôtre ? au milieu de tant de mouvements, de tant d’intérêts si différents de celui qui touche et attendrit, entendez-vous encore une langue qui est si étrangère à la plupart des gens entraînés par la dissipation, ou enivrés par la vanité ? elle n’est guère mieux connue par ceux qui, comme vous, sont occupés du désir de savoir, et de l’amour de la gloire. Vous êtes si persuadé que la sensibilité est le partage de la médiocrité, que je meurs de crainte que votre âme ne se ferme tout à fait à ce mouvement bien plus déchirant qu’il n’est consolant. Il y a quinze jours que je vous ai écrit, et je croyais hier que je ne vous écrirais que lorsque j’aurais reçu de vos nouvelles. La souffrance a amolli mon âme et je