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de Nietzsche, il importe de bien se pénétrer de l’idée qu’elle est, de l’aveu même de l’auteur, moins un ensemble de vérités abstraites et d’une portée universelle que le reflet vivant d’un caractère individuel, d’un tempérament de nature très particulière, la confession sincère et passionnée d’une âme d’essence rare.

La philosophie de Nietzsche est, d’abord, strictement individualiste. « Que te dit ta conscience ? demande-t-il : tu dois devenir qui tu es[1]. » L’homme doit donc avant tout se connaître lui-même, connaître à fond son corps, ses instincts, ses facultés ; puis il doit modeler sa règle de vie d’après sa personnalité, mesurer ses ambitions à ses aptitudes héréditaires ou acquises, tirer le meilleur parti possible de ses dons naturels ainsi que des événements extérieurs que lui apporte le hasard, corriger enfin, du mieux qu’il pourra, la nature par l’art afin de donner du style à son caractère et à sa vie. Chacun se tire de cette tâche comme il peut : il n’y a pas de règles générales et universelles pour devenir soi-même. L’inégalité naturelle des individus est une des croyances profondes de Nietzsche : chacun doit se créer lui-même sa vérité et sa morale ; ce qui est bon ou mauvais, utile ou nuisible pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Tout ce que peut faire le penseur, c’est donc, en définitive, de conter l’histoire de son âme, de dire par quelle voie il s’est découvert lui-même, dans quelles croyances il a trouvé la paix intérieure, d’exhorter par son exemple ses contemporains à faire comme lui, à se chercher eux-mêmes et à se trouver ; — mais il n’a pas, à proprement parler, de doctrine ; il ne veut pas être le pasteur d’un troupeau docile :

  1. W. V, 269. Nous citerons Nietzsche d’après la première édition de ses Œuvres (W.) qui compte aujourd’hui 12 volumes. (Leipzig, 1895-97.)