Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

croître aussi le sentiment de la dette contractée à son égard, et, par suite aussi, la crainte de ne pas faire assez pour lui. En vertu de cette logique, le sentiment de dépendance de l’homme vis-à-vis de son Dieu acquit son maximum d’intensité quand le Dieu unique du christianisme eut vaincu tous les dieux païens et régna en maître absolu sur la plus grande partie de l’Europe. L’homme en vint à croire alors que cette dette était trop grande pour pouvoir jamais être payée, qu’il se trouvait à l’égard de Dieu dans la situation du débiteur insolvable vis-à-vis de son créancier, exposé par suite au plus terrible des châtiments. Dans son angoisse, l’homme chercha par tous les moyens à rejeter loin de lui la responsabilité de cette dette. Il s’en prit à son premier ancêtre qui aurait encouru la malédiction divine ; il inventa le « péché originel » et le dogme de la « prédestination » ; il incrimina la nature hors de lui, les instincts en lui, et les regarda comme la source du mal ; il maudit l’univers lui-même et aspira au néant ou à une autre vie ; finalement il donna au problème qui le tourmentait cette solution paradoxale : La dette contractée par l’homme envers Dieu est trop immense pour que l’homme puisse jamais l’acquitter. Dieu seul peut payer Dieu. Or, dans son amour pour l’homme, Dieu s’est immolé lui-même pour libérer son débiteur insolvable : il s’est fait homme, s’est offert en sacrifice, et par cet acte d’amour, il a racheté ceux d’entre les hommes qu’il juge dignes de sa grâce.

Que l’on fonde maintenant, en imagination, cette notion tragique d’une dette envers la divinité avec le sentiment de la « mauvaise conscience » et l’on aura le « péché ». L’homme qui a « mauvaise conscience » éprouve un besoin maladif de se faire souffrir. Il ne se rend pas compte, bien entendu, que ce besoin a pour cause réelle la compression violente et soudaine de sa volonté de puissance, de ses instincts naturels. Mais il sait, d’autre part,