Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/146

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rel ». Son âme perpétuellement unie et lisse ne sait plus dire « oui » ni « non » ; il ne commande pas, il ne détruit pas non plus : « Je ne méprise presque rien, » dit-il avec Leibniz[1]… » Somme toute, l’homme objectif n’est, lui aussi, qu’un instrument — un instrument de précision, rare, délicat, très altérable, très précieux — mais, comme le manœuvre de la science, « une façon d’esclave » ; car il lui faut un maître pour l’utiliser dans un but donné. Par lui-même il n’est rien, « presque rien » ; il n’est pas le but vers lequel tend l’humanité, il n’est pas non plus le point initial d’un mouvement nouveau, il n’est pas une cause première, il n’est pas un Maître, — mais seulement une forme vide et flexible, prête à se modeler sur n’importe quel contenu, un homme impersonnalisé — « rien pour une femme, soit dit entre parenthèses », conclut ironiquement Nietzsche.

Tout aussi impuissants, mais pour une autre cause, sont les sceptiques de toutes nuances. Les hommes de science sont des travailleurs, des instruments plus ou moins parfaits, les sceptiques sont des tempéraments affaiblis par une culture excessive, des âmes qui n’ont plus l’énergie de vouloir, — des décadents par conséquent. Il y a d’ailleurs des variétés innombrables de sceptiques, depuis le vaniteux médiocre, le cabotin de la pensée qui cherche à se draper dans l’attitude avantageuse et « distinguée » du dilettante, jusqu’à l’âme douloureuse qui a voulu déchiffrer le mystère de l’univers, et qui, au cours de ses pérégrinations à travers tous les domaines de l’esprit, s’est flétrie, usée, élimée, atténuée, jusqu’à n’être plus qu’une ombre vaine et sans consistance. Zarathustra aussi, le prophète du Surhomme, traîne derrière lui une de ces pauvres ombres errantes, qui l’a accompagné dans toutes ses aventures intellectuelles, qui, à sa suite,

  1. W. VII, 150 s.