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trembles ? Tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène. »

L’énergie morale était tempérée chez Nietzsche comme chez beaucoup de natures héroïques par un grand besoin d’amitié, d’admiration, de tendresse. Son cœur avait besoin d’un milieu sympathique où il pût librement s’épanouir. Aussi eut-il à toutes les périodes de son existence des amis qu’il aima avec passion. Il faut ajouter d’ailleurs que quelques-unes de ces amitiés eurent une triste fin. Nietzsche avait en effet la dangereuse habitude de voir ses amis en beau. Pur de toute envie, vivement frappé au premier abord par tout ce qu’il pouvait y avoir de remarquable dans les personnes de son entourage, il se plaisait à transformer ou pour mieux dire à retoucher en imagination leurs physionomies ; il leur donnait plus de beauté, de grandeur, de style qu’elles n’en avaient réellement. Dans le feu de son amour enthousiaste, il fermait les yeux sur leurs défauts, sur leurs faiblesses humaines, pour ne plus voir que leurs perfections et se faisait finalement de ses amis une image à coup sûr exacte et ressemblante mais idéalisée comme un portrait de maître. C’est ainsi qu’il s’éprit, par exemple, de Schopenhauer et de Richard Wagner, qui devinrent dans son imagination ardente et enflammée l’idéal du philosophe et de l’artiste, ou encore de Paul Rée, un penseur de second ordre, estimable judicieux, dont il admira les œuvres bien au delà de leur valeur réelle. Mais si cette faculté d’embellir ainsi ses amis lui permit de goûter auprès d’eux des joies plus pures et plus complètes, elle fut aussi pour lui une source de cruels mécomptes. Comme le sens de la réalité ne perdait jamais ses droits chez lui et que son intransigeante probité intellectuelle ne lui permettait jamais de se complaire dans une illusion, force lui était de reconnaître un beau jour l’écart qui existait entre la personne réelle qu’il aimait et l’image idéalisée qu’il portait