Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/190

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la postérité, comme il l’a été pendant son existence de penseur. Par contre, il est clair que sa doctrine peut exercer une influence indirecte assez considérable peut-être, en fortifiant soit chez un individu, soit dans un peuple les tendances individualistes. Et cette influence devra être regardée comme bonne ou mauvaise non pas d’une manière absolue, mais selon la complexion morale des individus ou des peuples sur qui elle s’exercera. Elle peut évidemment contribuer à détruire l’équilibre moral de natures chez lesquelles les instincts égoïstes sont déjà développés outre mesure ; mais elle peut aussi, inversement, aider d’autres natures à arriver à l’harmonie en les prémunissant contre certains excès et certains dangers que présentent les diverses formes de la morale humanitaire, démocratique ou ascétique. À ce point de vue, il me paraît incontestable que l’œuvre de Nietzsche peut exercer une action bienfaisante à une époque comme la nôtre, dont le trait caractéristique n’est pas précisément une surabondance d’énergie physique et morale. Peu de penseurs ont, au même degré que lui, su forcer l’homme à se voir tel qu’il est, à être tout à fait sincère vis-à-vis de lui-même ; peu de moralistes ont percé à jour avec autant de cruauté tous les petits mensonges que l’âme se fait à elle-même pour se dissimuler sa faiblesse, sa lâcheté, son impuissance, sa médiocrité ; peu de psychologues ont fait paraître au jour plus nettement la réalité piètre, mesquine ou vile qui se dissimule souvent sous les beaux mots de « pitié » d’ « amour du prochain », de « désintéressement ». Nietzsche nous apparaît comme un médecin d’âmes rude et impitoyable : l’hygiène qu’il prescrit à ses clients est sévère, dangereuse à suivre, mais fortifiante ; il ne console pas ceux qui viennent lui conter leurs souffrances ; il laisse saigner leurs plaies et leurs blessures, mais il les rend durs à la douleur ; il guérit radicalement les malades, — ou il les tue. La foule le redoute quelque peu, elle le con-