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béatitude par la foi, n’est rien d’autre que cette antique vérité que le cœur seul et non le savoir nous donne le bonheur. La croyance que Dieu s’est fait homme nous enseigne seulement que l’homme ne doit pas chercher sa félicité dans l’infini, mais fonder son royaume des cieux sur la terre… Parmi l’angoisse du doute et des luttes intérieures, l’humanité atteint l’âge viril : elle reconnaît en elle l’origine, le milieu, la fin de la religion[1]. » Moins de trois ans plus tard Nietzsche a franchi le pas décisif. Il a reconnu que l’homme doit opter entre deux partis : ou bien il choisit la foi religieuse, souscrit aux croyances — quelles qu’elles soient — que lui ont léguées ses ancêtres ; il cherche — et trouve — dans le phénomène subjectif de la foi la paix et la tranquillité de l’âme (sans que d’ailleurs cette foi prouve quoi que ce soit en faveur de la vérité objective de cette croyance) ; ou bien il choisit, au contraire, le sentier solitaire et douloureux du chercheur, qui veut non pas le bonheur et la paix, mais la vérité, la vérité à tout prix, fût-elle terrible et hideuse ; et il marche tout seul d’un pas souvent mal assuré, l’âme troublée, la conscience angoissée, le cœur déchiré « vers le but éternel du Vrai, du Beau, du Bien[2] ». Pour Nietzsche la question, posée en ces termes, était résolue d’avance : il eût été infidèle à ses instincts les plus forts, il eût agi contre sa conscience intime s’il n’avait pas renoncé à la voie facile de la foi pour s’engager dans la voie « héroïque » de la libre recherche.

Lorsque Nietzsche se sépara du christianisme, il avait conscience de l’importance immense de cet acte. Dans tous ses ouvrages il parle de la « Mort de Dieu » comme de l’événement le plus considérable de toute l’histoire de l’humanité, comme d’un bouleversement formidable dans

  1. Id. Ibid., I, 321.
  2. Lettre de juin 1865 ; Mme Förster-Nietzche, Ouvr. cité, I. 216 s.