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de midi » dont il parlera plus tard dans Zarathustra, où les élus assemblés se vouent à la tâche la plus sublime. Au lieu de peindre ses modèles, Nietzsche avait décrit son rêve intérieur[1].

Il se rendait compte, maintenant, qu’une différence profonde le séparait de Schopenhauer comme de Wagner. Il avait accepté d’abord le pessimisme comme une arme contre l’optimisme scientifique. La critique pessimiste de l’univers lui était apparue comme le devoir impérieux qui s’imposait à toute conscience sincère. Par contre, il n’avait jamais accepté sans restrictions les conséquences « nihilistes » que Schopenhauer tirait de ses prémisses : la pitié érigée en vertu suprême, l’anéantissement du vouloir-vivre proclamé comme but dernier de l’existence. Seulement, comme il était absorbé surtout par sa lutte contre la culture « socratique » de son temps, il ne s’était pas longtemps arrêté à la réfutation de ces tendances nihilistes, non plus que de l’ascétisme chrétien. Peu à peu, cependant, il se rendit compte que le danger nihiliste est pour le moins aussi grand que le danger optimiste, et que si notre siècle voit fleurir le philistin médiocre et satisfait, il est surtout un siècle de décadence, las de vivre, las de souffrir, aspirant à la paix, au néant. Un problème nouveau se posait donc pour Nietzsche, problème qui ne cessera, désormais, de le préoccuper jusqu’à la fin de sa vie consciente : En quoi consiste cette décadence moderne ? Quels sont les symptômes qui la caractérisent, les signes qui la révèlent ? Quelle est la profondeur et l’étendue du mal nihiliste ? Comment peut-il guérir ? Aussitôt qu’il se fut placé à ce point de vue, son jugement sur Schopenhauer et Wagner se trouva modifié du tout au tout. Ses anciens alliés dans la guerre contre l’optimisme moderne devenaient ses enne-

  1. Voir le journal de 1888 (Ecce homo) cité par Mme Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, II, I, p. 166 s. et 259.