Page:Lirondelle - Le poète Alexis Tolstoï, l’homme et l’œuvre, 1912.djvu/620

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et d’un goût exquis. Mais malgré la beauté de la dame, je fus saisie tout d’abord par l’expression désagréable de sa figure.

A mon entrée, elle se mit à m’examiner avec une curiosité tout à fait choquante et dit de manière à ce que je pus l’entendre :

Se ne me trompes, cecy est la belle Mathilde à qui messire Bertrand a faict amour, avant que me cognaistre !

Puis s’adressant au chevalier : Mon cœur, lui dit-elle aigrement, faictes yssire icelle dame se ne voulez me rendre jaloze !

La plaisanterie me parut d’assez mauvais goût, d’autant plus que je ne connaissais pas du tout celle qui la faisait. Je voulus lui en faire sentir l’inconvenance et j’allais adresser la parole à M. d’Urfé (en français moderne cette fois), lorsque j’en fus empêchée par une grande rumeur qui s’éleva parmi les convives.

Ils se parlèrent entre eux, se jetèrent des regards d’intelligence et me désignèrent à plusieurs reprises du coin de l’œil.

Tout à coup la dame qui avait parlé saisit un flambeau et s’approcha de moi si rapidement qu’elle eut l’air de glisser plutôt que de marcher.

Elle leva le flambeau et fit remarquer aux autres l’ombre que je projetais sur les dalles.

Alors des cris d’indignation éclatèrent de toute part et je pus entendre ces mots répétés par la foule :

A umbre, a umbre ! Poinct n ’est des nostres !

D’abord, je ne compris pas ces paroles, mais comme je regardais autour de moi pour en deviner le sens, je remarquai avec effroi que personne de ceux qui m’entouraient n’avait d’ombre et qu’ils glissaient tous devant les flambeaux sans en intercepter la clarté.

Une terreur impossible à rendre s’empara de moi. Je me sentis défaillir et j’appuyai ma main sur le cœur. Mes doigts rencontrèrent la petite croix que peu de temps auparavant j’avais portée à mes lèvres, et de nouveau j’entendis la voix du commandeur qui m’appelait. Je voulus fuir, mais le chevalier me serra la main avec son gantelet de fer et m’obligea de rester.

N’ayez paour, me dit-il, car par la mort de mon aame ! poinct ne souffriray que soyt faict opprobre ; et pour qu’il ne loise à aucun d’y songer, ung prestre va nous bailler la bénédiction nuptiale !

Aussitôt les rangs s’ouvrirent, et un grand franciscain, maigre et pâle se traîna vers nous à quatre pattes.