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THUCYDIDE, LIV. III.

n’ont pas de stabilité. La médiocrité modeste est préférable au talent qui ne supporte pas de frein. En général des hommes ordinaires gouvernent mieux les états que les hommes supérieurs. Ceux-ci veulent se montrer plus savans que les lois, et faire prévaloir leurs idées sur les avis successivement ouverts, comme s’ils ne pouvaient jamais trouver de plus belles occasions de montrer leur esprit : orgueil qui bien souvent a mis l’état en danger. Mais ceux qui se défient de leur intelligence, croient en savoir moins que les lois, et avoir trop peu de talent pour oser censurer l’orateur qui parle bien. Ils font rarement des fautes, parce qu’ils écoutent un avis avec l’impartialité d’un juge, plutôt qu’avec les préventions d’un rival. Voilà nos modèles. Mais n’allons pas, au milieu d’une vaine lutte, fiers d’une éloquence et d’une subtilité funestes, donner à la multitude des conseils contraires à une résolution que vous avez prise en commun.

Chap. 38. » Pour moi, je persiste dans mon opinion, et j’admire qu’on propose de remettre en délibération l’affaire des Mityléniens, et de nous faire perdre un temps précieux en délais qui tournent à l’avantage des coupables : car l’offensé qui ne se venge pas sur-le-champ, n’oppose plus à l’offenseur que des armes émoussées, tandis que la vengeance qui suit de près l’outrage, forte alors de son activité, porte des coups assurés. J’admire aussi quiconque osera me contredire d’entreprendre de démontrer que les attentats des Mityléniens tournent à notre avantage, et nos revers, au détriment de nos alliés. Vain de son éloquence, l’orateur, entrant dans la lice, s’efforcera de prouver qu’un décret rendu d’une manière décisive n’est pas un décret ; ou bien, séduit par l’appât du gain, il préparera, avec tout l’art possible, un discours honnête en apparence, et tentera de vous amener à un parti tout différent de vos premières résolutions. Cependant l’état décerne des prix aux vainqueurs de ces luttes, dont il ne prend pour lui-même que le danger. La faute, Athéniens, en est à vous qui voulez ces funestes jeux, à vous qui avez coutume de vous faire spectateurs de discours et auditeurs d’actions ; vous qui jugez de la possibilité des choses à venir d’après ce que vous en disent des parleurs diserts, et qui, sur un fait, vous fiez moins à ce que vos yeux ont vu qu’aux impressions flatteuses que produisent sur vos oreilles des orateurs éloquens dans leurs harmonieuses censures ; vous dont l’esprit, rebelle aux idées universellement reçues, se laisse si facilement séduire par les idées neuves ; vous, partisans aveugles de tout ce qui est extraordinaire, pleins de dédain pour tout ce que l’usage a consacré : voulant tous briller par le talent de la parole, sinon résistant à ceux qui le possèdent, pour ne point paraître céder à une idée suggérée ; ou bien encore, applaudissant à un trait ingénieux avant même qu’il soit lancé ; aussi prompts à deviner l’orateur que lents à prévoir les conséquences de son brillant discours ; cherchant, pour ainsi dire, tout autre chose que ce qui est au milieu du monde où nous vivons, et n’ayant pas même une idée juste de ce qui nous environne ; esclaves en un mot de quiconque charme vos oreilles, et ressemblant plus à des spectateurs assis pour entendre des sophismes, qu’à des citoyens qui délibèrent.

Chap. 39. » Pour changer, s’il est possible, ces funestes dispositions, je vous dénonce les Mityléniens comme formant à votre égard une classe toute particulière de coupables. Je pardonnerais à des malheureux qui, ne pouvant sup-