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THUCYDIDE, LIV. IV.

et disait : « Si la chose lui paraît si facile, pourquoi n’est-il pas déjà en mer ? » Nicias, qui avait vivement ressenti le reproche indirect de lâcheté, s’écria : « Eh bien ! Cléon, prenez tel renfort que vous voudrez, et allez attaquer ; nous vous le permettons, mes collègues et moi, autant que cela dépend de nous. » Cléon, croyant d’abord que cette offre n’était qu’un jeu, dit qu’il était tout prêt : mais, quand il vit que Nicias avait réellement le désir d’abdiquer, il changea de langage, et remontra que ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général. La frayeur le saisit : jamais il n’eût imaginé que Nicias osât ainsi abdiquer le généralat. Mais celui-ci le somma pour la seconde fois, se démit du commandement [à Pylos], et en prit les Athéniens à témoin.

Le peuple est toujours peuple. Plus Cléon cherchait à décliner la mission, plus il revenait sur ses pas, et plus les Athéniens pressaient Nicias de lui remettre le commandement, et criaient à Cléon de s’embarquer. Enfin, ne sachant plus comment retirer sa parole, Cléon accepta la mission, et s’avança au milieu de l’assemblée. « Je ne crains pas les Lacédémoniens, dit-il : je vais m’embarquer. Aucun citoyen d’Athènes ne me suivra. J’emmène seulement ceux de Lemnos et d’Imbros qui sont ici, les troupes armées à la légère que la ville d’Énos a envoyées à notre secours, et quatre cents archers venus d’ailleurs. Avec ce renfort, je vous réponds de l’armée de Pylos : dans vingt jours je vous amène les Lacédémoniens vivans, ou bien je les aurai tous exterminés sur la place. » La multitude riait de tant de vanité et d’un langage si plein de jactance ; les hommes sages se réjouissaient de l’heureuse alternative qui se présentait : en effet, ou ils seraient pour jamais délivrés de Cléon, bonheur qu’ils espéraient, ou, si l’événement trompait leur attente, les Lacédémoniens tomberaient au pouvoir d’Athènes.

Chap. 29. Cléon prit dans l’assemblée même tous les arrangemens nécessaires ; et, après qu’un décret solennel l’eut investi du commandement, il s’adjoignit pour collègue Démosthène, l’un des chefs de l’expédition de Pylos, et partit en toute diligence. Ce qui l’avait porté à ce choix, c’est qu’il avait appris que Démosthène projetait une descente dans l’île, parce que les Lacédémoniens, réduits à la dernière détresse, resserrés dans un étroit espace, et assiégés plutôt qu’assiégeans, brûlaient d’en venir à une affaire décisive. L’incendie de Sphactérie encourageait encore Démosthène. Avant ces événemens il n’était pas sans inquiétude sur le succès de l’entreprise. L’île, toujours inhabitée jusqu’alors, n’était qu’une forêt sans route tracée ; ce qu’il jugeait très favorable aux ennemis. Ceux-ci, de leurs retraites inaperçues, venant fondre sur une armée nombreuse à la vérité, mais dans le désordre d’une descente, auraient pu l’incommoder beaucoup, et leurs fautes et leurs dispositions, protégées par l’épaisseur du bois, n’auraient pas été visibles pour lui (comme elles le seraient désormais), tandis que la moindre négligence de ses soldats ne pouvait leur échapper : de toutes parts il leur eût été possible de tomber sur lui à l’improviste, parce que toujours ils eussent été maîtres de choisir l’instant et le lieu de l’attaque. Si, bravant tous les obstacles, il eût entrepris de les forcer dans leurs bois épais, des ennemis, inférieurs en nombre, mais connaissant bien les localités, auraient eu sans doute l’avantage sur des troupes plus fortes, mais étrangères au sol. Enfin, malgré le nombre, son armée aurait pu être détruite, avant même qu’il en eût connaissance, ne pouvant