Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
342
THUCYDIDE, LIV. VI.

occupés de ce qu’ils allaient acquérir, et de ceux que peut-être ils ne reverraient plus, songeant à quelle distance ils étaient envoyés hors de leur patrie.

Chap. 31. Dans cet instant suprême où il fallait se séparer, non sans sujet de crainte de chaque côté [ceux-ci courant aux dangers, ceux-là y demeurant exposés], on sentait tous les périls de l’entreprise bien mieux qu’à l’instant où on l’avait décrétée ; mais les regards étaient en même temps frappés de la force et du nombre des apprêts de toute espèce, et ce coup-d’œil rassurait. Les étrangers et une foule immense étaient accourus pour contempler ce spectacle, bien digne en effet d’attirer tant de regards, et fort au-dessus de ce que l’imagination pouvait s’en figurer. Cet armement, le premier qui, entièrement composé de troupes helléniques, fût sorti d’une seule ville, surpassait en somptuosité et en magnificence tous ceux qu’on avait pu voir jusqu’à ce jour. À la vérité une multitude non moindre de vaisseaux et d’hoplites avait été réunie pour l’expédition d’Épidaurie, conduite par Périclès, et même pour celle de Potidée, commandée par Agnon. Dans cette dernière, les Athéniens seuls avaient donné quatre mille hoplites, trois cents chevaux, cent trirèmes ; ceux de Lesbos et de Chio, cinquante ; et un grand nombre d’alliés était monté sur la flotte. Mais il ne s’agissait alors que d’une courte traversée, et tous les préparatifs avaient été peu considérables ; au lieu que cette dernière expédition, qui devait être d’une longue durée, avait exigé tout-à-la-fois des troupes de terre et de mer, comme pour faire face à la double espèce de besoins qu’on pourrait éprouver. L’équipement se fit à grands frais, aux dépens du public et des triérarques. L’état donnait par jour une drachme à chaque matelot, et fournissait des vaisseaux vides, dont soixante légers et quarante destinés à porter des troupes. Les triérarques, qui pourvoyaient ces bâtimens des meilleurs équipages, accordaient aux thranites et aux autres rameurs une augmentation de solde, indépendamment de celle que payait le trésor public. Ils avaient traité avec magnificence les sculptures de la proue des vaisseaux et tous les ornemens ; chacun d’eux se piquait d’émulation, et voulait que son navire fût le plus brillant et le plus léger. On avait enrôlé la meilleure infanterie, et ceux qui la composaient disputaient entre eux d’élégance et de luxe dans le choix des armes et des vêtemens. C’était à qui remplirait le mieux les ordres, et l’on eût dit qu’il s’agissait plutôt de déployer aux yeux de l’Hellade la force et l’opulence d’Athènes, que de faire des apprêts contre un ennemi : car, si l’on calcule la dépense du trésor public et les dépenses privées des guerriers, tous les frais que l’état avait déjà faits, tout ce qu’il fit emporter aux généraux, ce qu’il en coûta en particulier à chacun pour s’équiper, et à chaque triérarque pour son bâtiment, sans compter ce qu’il devait dépenser encore ; ce que d’ailleurs il est à présumer que chacun, partant pour une longue expédition, prenait avec soi pour le voyage, indépendamment de la solde, et de plus tous les effets que les soldats et les marchands destinaient à faire des échanges, on trouvera qu’en tout, dépenses publiques et particulières comprises, il sortit hors de la république une somme considérable de talens. Cette flotte devint le sujet de tous les entretiens ; l’audace de l’entreprise, l’éclat du spectacle, l’importance d’une expédition qui menaçait un grand peuple, tout causait l’étonnement. C’était d’ailleurs le plus grand trajet qu’on eût tenté hors de l’Attique, une entreprise qui promettait tout pour l’avenir, et