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XÉNOPHON, LIV. VI.

avec des galères. Le soldat s’attendait qu’il apportait d’autres secours, mais il n’en était rien ; il annonça seulement qu’Anaxibius et les autres Grecs chantaient les louanges de l’armée, et que cet amiral lui promettait une solde dès qu’elle serait sortie de l’Euxin.

Les soldats restèrent cinq jours à Harmène. Comme ils se voyaient moins éloignés de leur patrie, ils conçurent, plus que jamais, le désir d’y rentrer, enrichis de quelque butin ; ils jugèrent qu’en donnant un seul chef à l’armée, il tirerait meilleur parti des troupes, et de nuit et de jour, que ne le pouvaient faire plusieurs généraux, entre lesquels l’autorité était divisée ; qu’un seul homme garderait mieux le secret sur les projets qui doivent être cachés, laisserait moins échapper de momens précieux, lorsqu’il serait nécessaire de prévenir l’ennemi ; qu’il ne faudrait plus des conférences continuelles ; que le chef seul ferait exécuter ce qu’il aurait projeté, car auparavant les généraux ne faisaient rien que ce qui avait été décidé entre eux à la pluralité des voix. En formant ce dessein, l’armée tournait les yeux sur Xénophon : les chefs de lochos le vinrent trouver, et lui dirent que le vœu de tous les Grecs était de l’avoir à leur tête ; chacun lui témoignait son affection, et tâchait de l’engager à se charger du commandement suprême. Xénophon n’en était pas éloigné ; il pensait que c’était un moyen d’augmenter sa considération, et de faire parvenir son nom avec plus de gloire dans sa patrie et près de ses amis ; il espérait même que peut-être l’armée lui devrait des succès et quelque nouvelle prospérité.

Ces réflexions lui faisaient désirer de devenir commandant en chef ; mais il hésitait, lorsqu’il songeait que personne ne peut lire dans l’avenir, et qu’il courait risque de perdre, dans ce rang, la gloire même qu’il avait précédemment acquise. Embarrassé pour se décider, il crut que le meilleur parti à prendre était de consulter les Dieux, et, en présence de deux sacrificateurs, il immola des victimes à Jupiter roi, celui auquel l’oracle de Delphes lui avait ordonné ci-devant de sacrifier ; Xénophon jugeait d’ailleurs que c’était ce Dieu qui lui avait envoyé le songe qu’il avait eu lorsqu’on l’avait élu, avec d’autres généraux, pour prendre soin de l’armée. Il se ressouvenait aussi qu’en partant d’Éphèse, pour se faire présenter à Cyrus, il avait entendu, sur sa droite, le cri d’un aigle perché. Un devin, qui accompagnait alors Xénophon, lui avait dit que cet augure lui annonçait de grandes choses et au-dessus de la fortune d’un particulier ; qu’il acquerrait de la gloire, mais qu’il l’achèterait par beaucoup de fatigues, l’aigle n’étant jamais plus attaqué par les autres oiseaux que lorsqu’il est posé. Le devin ajouta que ce n’étaient point des richesses que promettait une telle rencontre, parce que l’aigle n’enlève communément sa subsistance qu’en volant de tous côtés et planant dans les airs. Jupiter lui annonça alors clairement, par les signes qu’on trouva dans les entrailles des victimes, qu’il ne devait ni briguer le généralat suprême, ni l’accepter s’il était élu : tel fut le résultat du sacrifice. L’armée s’assembla ; tout le monde dit qu’il fallait élire un chef, et ce point arrêté, on proposa Xénophon. Quand il fut hors de doute que, si l’on recueillait les voix, le choix tomberait sur lui, il se leva et parla en ces termes :

« Soldats, je vois avec plaisir les nouvelles marques d’honneur que vous me destinez ; je suis homme ; les mouvemens de la reconnaissance ne sont point étrangers à mon cœur, et je conjure les Dieux de me donner