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LA CYROPÉDIE, LIV. VII.

tait notre propre intérêt qui nous avait attirés à ton service ; et il importait de mettre tout en œuvre pour gagner la multitude, afin qu’elle partageât volontiers nos fatigues et nos dangers. Aujourd’hui que ton humanité te fait chérir des tiens, et que tu peux te faire beaucoup d’autres amis dans l’occasion, il est juste que tu aies une habitation digne de toi. Autrement, que gagnerais-tu à être notre général, si tu demeurais seul sans foyers, de toutes les propriétés humaines la plus sacrée, la plus chère, la plus légitime ? Penses-tu d’ailleurs que nous pussions, sans rougir, te voir exposé aux injures de l’air, tandis que nous serions à couvert sous nos toits, te voir enfin jouir d’un sort moins doux que le nôtre ? » Tous applaudirent au discours de Chrysante. Alors Cyrus se rendit au palais des rois, où ceux qui avaient été commis pour veiller au transport des richesses enlevées de Sardes vinrent les déposer. Dès qu’il y fut entré, il offrit des sacrifices, d’abord à Vesta, ensuite à Jupiter roi, et aux Dieux que les mages lui nommèrent.

Après avoir rempli ce devoir religieux, il s’occupa d’autres soins. Considérant qu’il entreprenait de commander à un nombre infini d’hommes, et qu’il se disposait à fixer sa demeure dans la plus grande ville de l’univers, dans une ville très mal intentionnée pour lui, il sentit la nécessité d’une garde pour la sûreté de sa personne : et comme il savait que l’on n’est jamais plus exposé qu’à table, au bain ou au lit, il examinait à qui, dans ces différentes circonstances, il donnerait sa confiance.

Il pensait qu’on ne doit jamais compter sur la fidélité d’un homme qui en aimerait un autre plus que celui qu’il est chargé de garder ; ceux qui ont ou des enfans, ou des femmes, avec lesquels ils vivent bien, ou d’autres objets de leur amour, sont naturellement portés à chérir ces objets préférablement à tout autre ; mais que les eunuques, étant privés de ces affections, se dévouent sans réserve à ceux qui peuvent les enrichir, les mettre à l’abri de l’injustice, les élever aux honneurs ; qu’aucun autre que lui ne pourrait leur procurer ces avantages : de plus, comme les eunuques sont ordinairement méprisés, ils ont besoin d’appartenir à un maître qui les défende ; parce qu’il n’y a point d’homme qui ne veuille en toute occasion l’emporter sur un eunuque, à moins qu’une puissance supérieure ne protége celui-ci. Or, un eunuque fidèle à son maître, ne lui paraissait point indigne d’occuper une place importante. Quant à ce qu’on dit ordinairement que ces sortes de gens sont lâches, Cyrus n’en convenait pas ; il se fondait sur l’exemple des animaux. Des chevaux fougueux qu’on a coupés, cessent de mordre, paraissent moins fiers, et n’en sont pas moins propre à la guerre : les taureaux perdent leur férocité, ils souffrent le joug, sans rien perdre de leurs forces pour le travail : les chiens sont moins sujets à quitter leurs maîtres, et n’en sont pas moins bons pour la garde ou pour la chasse. Il en est ainsi des hommes à qui on a ôté la source des désirs ; ils deviennent plus calmes, mais n’en sont ni moins prompts à exécuter ce qu’on leur ordonne, ni moins adroits à monter à cheval ou à lancer le javelot, ni moins avides de gloire : ils montrent au contraire tous les jours, par leur ardeur, soit à la guerre, soit à la chasse, que l’émulation n’est point éteinte dans leur âme. Quant à leur fidélité, c’est surtout à la mort de leurs maîtres qu’ils en ont donné des preuves ; jamais serviteur ne s’est montré plus sensible aux malheurs