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LA CYROPÉDIE, LIV. VII.

Préservons-nous donc du relâchement ; ne nous abandonnons point au plaisir qui s’offre à nous. S’il est beau de conquérir un empire, il y a plus de gloire encore à le conserver : l’un n’exige souvent que de l’audace ; l’autre demande beaucoup de sagesse, de modération, de vigilance. Convaincus de ces vérités, tenons-nous sur nos gardes mieux encore qu’auparavant ; car vous n’ignorez pas que plus un homme possède de biens, plus il a d’envieux qui, bientôt devenus ses ennemis, lui tendent des embûches, surtout s’il a, comme nous, établi par la force sa fortune et sa puissance.

Nous devons compter sur l’assistance des Dieux puisque nos conquêtes ne sont pas le fruit de la trahison, et que nous n’avons fait que nous venger d’une trahison. Cette ressource est grande : il en est une autre qu’il faut se procurer, c’est de surpasser en vertu les peuples qui nous sont soumis, et de se montrer ainsi dignes de leur commander. Nous ne pouvons empêcher que nos esclaves n’éprouvent, ainsi que nous, la sensation de la chaleur et du froid, le besoin de manger et de boire, qu’ils ne partagent la fatigue du travail et les douceurs du repos ; mais il faut faire voir que dans ces choses-là mêmes, qui leur sont communes avec nous, la sagesse de notre conduite nous élève au-dessus d’eux.

À l’égard de la science et des exercices de la guerre, gardons-nous d’y jamais initier ceux que nous destinons à labourer nos terres et à nous payer tribut. Conservons notre supériorité dans cet art : nous savons que les Dieux l’ont donné aux hommes pour être l’instrument de la liberté et du bonheur. Enfin, par la même raison que nous avons dépouillé les vainqueurs de leurs armes, nous ne devons jamais quitter les nôtres, bien pénétrés de cette maxime, que plus on est près de son épée, moins on éprouve de résistance à ses volontés.

Quelqu’un dira peut-être, à quoi donc nous sert-il d’avoir réussi dans toutes nos entreprises, s’il nous faut encore supporter la faim, la soif, la fatigue, les veilles ? Mais peut-on ignorer qu’on est d’autant plus sensible à la possession d’un bien, qu’il en a coûté plus de peine pour l’obtenir ? La peine est pour les braves l’assaisonnement du plaisir : sans le besoin, les mets les plus exquis vous seraient insipides. Puisque la divinité a mis entre nos mains tout ce que les hommes peuvent souhaiter, et qu’il dépend de chacun de nous de s’en rendre la jouissance plus agréable, nous aurons sur l’indigent l’avantage de pouvoir nous procurer les alimens les plus délicats quand nous aurons faim, les liqueurs les plus exquises quand nous aurons soif, de reposer commodément quand nous serons fatigués. Je soutiens donc que nous devons redoubler d’efforts pour nous maintenir dans la vertu, afin de nous assurer une jouissance aussi noble que douce, et de nous garantir du plus grand des maux : car il est infiniment moins fâcheux de ne point acquérir un bien, qu’il n’est affligeant de le perdre. Considérez d’ailleurs quelle raison nous aurions d’être moins braves qu’autrefois. Serait-ce parce que nous sommes les maîtres ? mais conviendrait-il que celui qui commande valût moins que ceux qui obéissent ? Serait-ce parce que notre fortune est meilleure ? eh quoi ! la bonne fortune excuse-t-elle la lâcheté ? Nous avons des esclaves ; et comment les corrigerons-nous quand ils seront en faute ? qui oserait punir dans au-

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