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LA CYROPÉDIE, LIV. VIII.

eux joignaient à la noblesse des sentimens, les talens nécessaires pour commander ; que même ils communiquaient fréquemment avec ses gardes, et venaient souvent le visiter, ce qui était inévitable, puisqu’il les employait aussi à son service ; il sentit que ceux-là pourraient trouver plusieurs occasions de lui nuire. En réfléchissant sur les moyens de se garantir de leurs entreprises, il jugea, d’un côté, qu’il n’était pas à propos de les désarmer, et de leur interdire le métier de la guerre ; que ce serait leur faire un injure d’où pouvait naître le bouleversement de l’empire ; de l’autre, que leur refuser l’entrée du palais, et leur témoigner ouvertement de la défiance, ce serait un commencement de guerre. Au lieu d’embrasser l’un ou l’autre de ces expédients, il conclut que le parti le plus sûr pour lui, et le plus convenable, était de se les attacher si fortement qu’ils l’aimassent plus qu’ils ne s’aimaient entre eux. Je vais essayer de montrer comment il y parvint.

Chap. 2. Il se rendit surtout attentif à ne laisser échapper aucune occasion de montrer la bonté de son cœur. Comme il savait qu’il est difficile d’aimer ceux qui paraissent nous haïr, et de vouloir du bien à qui nous veut du mal, il pensait aussi qu’il est impossible que ceux qui se croient aimés haïssent ceux dont il savent avoir reçu des preuves d’affection. Tant que sa situation ne lui permit pas d’être libéral, on le vit donc prévenir leurs besoins, s’employer pour eux, se réjouir avec eux de leurs prospérités, s’affliger de leurs infortunes : mais quand il se vit en état d’être généreux ; il fit réflexion que le plaisir le plus sensible qu’à dépense égale les hommes puissent se faire entre eux, c’est de s’inviter réciproquement à manger. Il voulait donc que sa table, partout également servie, fût toujours couverte de mets, comme pour un grand nombre de convives ; et tout, hors, ce qui devait suffire à son appétit et à celui de ses convives, était par son ordre distribué à ceux de ses amis à qui il voulait donner une marque de souvenir et d’attention. Il en envoyait quelquefois à ceux des gardes qui s’étaient distingués ou par leur vigilance, ou par leur zèle à le servir, ou par d’autres actions estimables : il montrait par-là qu’il connaissait les gens empressés à lui plaire.

Il en usait de même pour les personnes de sa maison dont il avait à se louer. De plus, il faisait apporter devant lui toutes les viandes qui leur étaient destinées, s’imaginant que ce moyen devait produire dans les hommes comme dans les chiens, un attachement plus fort pour leurs maîtres. Voulait-il mettre en honneur quelqu’un de ses amis, il qu’envoyait un plat de sa table. Encore aujourd’hui, les Perses redoublent de respect pour ceux à qui ils remarquent que l’on envoie de la table du roi, parce que cette distinction donne lieu de présumer qu’ils sont en faveur et en grand crédit. Au reste, ce n’est pas seulement pour les raisons que je viens d’alléguer, que les mets envoyés par le roi font tant de plaisir à ceux qui les reçoivent : les viandes qui sortent de sa cuisine ont encore le mérite d’être mieux apprêtées qu’ailleurs ; et l’on ne doit pas plus s’en étonner, que de voir les ouvrages, de quelque genre que ce soit, mieux travaillés dans les grandes villes que dans les petites. Dans celles-ci, le même homme est obligé de faire des lits, des portes, des charrues, des tables, souvent de bâtir des maisons : heureux quand il est assez employé dans ces différens métiers, pour en tirer de quoi vivre. Or il est impossible que l’ouvrier qui s’occupe à tant de choses, réussisse en toutes également.