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ARRIEN, LIV. V.

plus ! Aurions-nous laissé ces grands monumens de nos travaux en nous vouant à l’obscurité et au repos dans la Macédoine, ou si nos efforts s’étaient bornés à triompher des Thraces, des Illyriens, des Triballiens et de quelques-uns de nos ennemis dans la Grèce.

Que si je ne partageais pas le premier vos fatigues et vos dangers, votre découragement aurait un motif. Vous pourriez vous plaindre d’un partage inégal, qui placerait d’un côté les peines et de l’autre les avantages. Mais, périls et travaux, tout est commun entre nous, et le prix est au bout de la carrière. Ce pays ? il est à vous ; ces trésors ? ils sont à vous. L’Asie soumise, je saurai remplir vos espérances, ou plutôt les surpasser. Alors, je congédierai, je reconduirai moi même ceux qui voudraient revoir leurs foyers ; alors, je comblerai ceux qui resteront, de présens auxquels les autres porteront envie. »

Ce discours est suivi d’un profond silence, l’assemblée n’osant combattre, et ne voulant point accueillir l’avis d’Alexandre. Et lui : « Qu’il parle, celui qui n’approuve point ce dessein. » Nouveau silence.

Enfin Cœnus : « Ô prince ! vous l’avez déclaré, vous ne contraindrez point des Macédoniens. Vous voulez les amener à votre avis ou vous ranger au leur ; daignez m’entendre, non pas au nom de vos chefs qui, comblés par vous d’honneurs et de bienfaits, doivent être soumis à tous vos ordres, mais au nom de l’armée entière. N’attendez pas de moi que j’en flatte les passions, je ne vous parlerai que de votre intérêt présent et à venir. Vous dire ici la vérité est un privilége que je tiens de mon âge, du rang même que a votre générosité m’a donné, et du courage que j’ai montré en combattant près de vous. Ces conquêtes et d’Alexandre et des Grecs qui ont tout abandonné pour le suivre, plus elles sont éclatantes, et plus la prudence conseille d’y mettre un terme. Quelle foule de Grecs et de Macédoniens marchaient sous vos drapeaux ! Vous voyez aujourd’hui leur petit nombre. Dès votre entrée dans la Bactriane, vous avez congédié, et avec raison, les Thessaliens dont l’ardeur se ralentissait. Une partie des Grecs est reléguée ou plutôt prisonnière dans les villes que vous avez fondées. L’autre partie attachée avec les Macédoniens à tous vos périls, est tombée dans les combats, ou moissonnée par les maladies ; quelques-uns couverts de blessures sont épars dans l’Asie ; le peu qui reste voit s’éteindre ses forces et son courage. Ils sentent au fond de leurs cœurs se réveiller ce sentiment de la nature, le désir de revoir leurs femmes, leurs pères et leurs enfans, la mère-patrie, la terre natale. Ils le désirent d’autant plus, que vous les avez comblés de richesses. Qui pourrait les blâmer ? Ne les entraînez point malgré eux dans une carrière où languirait leur courage, puisqu’il ne serait plus volontaire. Ah ! plutôt revenez embrasser votre mère, rétablir l’ordre dans la Grèce, et suspendre aux foyers domestiques de si illustres trophées ! Alors qui vous empêchera de combiner une nouvelle expédition, en Asie, en Europe ou en Afrique. Alors vous remplirez vos desseins ; vous verrez voler sur vos pas l’élite des Macédoniens ; vous remplacerez des bandes harassées par des troupes fraîches, et des soldats que l’âge a mis hors de combat, par une jeunesse d’autant plus ardente, qu’elle aura moins d’expérience des dangers, et qu’enivrée

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