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POLYBE, LIV. XXXIX.

au dehors pour nous (il ne savait pas encore ce qui s’était passé dans la Mauritanie), nos troupes sont encore en état de défense, et nous avons les dieux pour nous. Ils sont trop justes pour nous abandonner ; ils savent l’injustice qu’on nous fait ; ils nous donneront les moyens de nous en venger. Faites donc entendre au consul que les dieux tiennent en main la foudre, et que la fortune a ses revers. Enfin, pour tout dire en un mot, nous sommes résolus de ne survivre point à Carthage, et nous périrons tous plutôt que de nous rendre. » Ici finit l’entrevue ; on se sépara et l’on promit de revenir au même rendez-vous trois jours après.

Revenu au camp, Gulussa rendit compte à Scipion de l’entretien. Le consul en riant : « Cet homme n’a-t-il pas bonne grâce, dit-il, après avoir cruellement massacré nos captifs, de compter sur la protection des dieux : la belle manière de se les rendre propices, que de violer toutes les lois divines et humaines ! » Le roi fit ensuite remarquer à Scipion qu’il était de son intérêt de finir au plus tôt la guerre ; que, sans parler des cas imprévus, l’élection de nouveaux consuls approchait, et qu’il était à craindre qu’au commencement de l’hiver un autre ne vînt lui ravir, sans l’avoir mérité, tout l’honneur de son expédition. Émilianus fit réflexion sur cet avis de Gulussa, et lui dit d’annoncer au gouverneur, de sa part, qu’il lui accordait à lui, à sa femme, à ses enfans et à dix familles parentes ou amies, la liberté et la vie, et qu’il lui permettait d’emporter de Carthage dix talens de son bien, et d’emmener six de ses domestiques à son choix. Gulussa, avec des offres qui devaient, ce semble, être si agréables à Asdrubal, se rendit au jour marqué au lieu de la conférence. Le gouverneur y vint de son côté, mais en vrai roi de théâtre. À son habillement de pourpre, à sa démarche lente et grave, on aurait dit qu’il jouait un premier rôle dans une tragédie. Naturellement Asdrubal était gros et replet, mais ce jour-là l’enflure de son ventre et l’enluminure de son teint marquaient qu’il avait fort ajouté à la nature. On l’aurait pris pour un homme qui vit dans un marché comme les bœufs qu’on engraisse, plutôt que pour le gouverneur d’une ville dont les maux étaient inexprimables. Après qu’il eut appris de Gulussa les offres du consul : « Je prends les dieux et la fortune à témoin, s’écria-t-il en se frappant la cuisse à grands coups redoublés, que le soleil ne verra jamais Carthage détruite et Asdrubal vivant. Un homme de cœur n’est nulle part plus noblement enseveli que sous les cendres de sa patrie. » Résolution généreuse, magnifiques paroles et qu’on ne peut pas ne point admirer ; mais quand il s’agit de les mettre à exécution, on voit avec étonnement que ce fanfaron est le plus faible et le plus lâche des hommes. Car premièrement, tandis que les citoyens mouraient de faim, il se régalait avec ses amis, leur servait des repas somptueux, et se faisait un embonpoint qui ne servait qu’à faire remarquer davantage la disette et la misère où étaient les autres. Car le nombre tant de ceux que la faim dévorait que de ceux qui désertaient pour l’éviter était innombrable. Il raillait les uns, insultait aux autres, et à force de sang répandu, il intimida tellement la multitude, qu’il se maintint dans une puissance aussi absolue que le serait celle d’un tyran dans une ville prospère et dans une patrie infortunée. Tout cela me persuade que j’ai eu raison de dire

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