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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/393

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POLYBE, LIV. I.

qu’elles arriveraient et de les renvoyer chez elles avant que les autres débarquassent. Les Carthaginois, épuisés par les dépenses de la guerre précédente, et se flattant qu’en gardant ces mercenaires dans la ville, ils en obtiendraient quelque grâce sur la solde qui leur était due, reçurent et enfermèrent dans leurs murailles tous ceux qui abordaient. Mais le désordre et la licence régnèrent bientôt partout ; nuit et jour on en ressentit les tristes effets. Dans la crainte où l’on était que cette multitude de gens ramassés ne poussât encore les choses plus loin, on pria leurs officiers de les mener tous à Sicca, de leur faire accepter à chacun une pièce d’or pour les besoins les plus pressans, et d’attendre là qu’on leur eût préparé tout l’argent qu’on était convenu de leur donner, et que le reste de leurs gens les eussent joints. Ces chefs consentirent volontiers à cette retraite ; mais comme ces étrangers voulurent laisser à Carthage tout ce qui leur appartenait, selon qu’il s’était pratiqué auparavant, et par la raison qu’ils devaient y revenir bientôt pour recevoir le paiement de leur solde, cela inquiéta les Carthaginois. Ils craignirent que ces soldats réunis, après une longue absence, à leurs enfans et à leurs femmes, ne refusassent absolument de sortir de la ville, ou n’y revinssent pour satisfaire à leur tendresse, et que par là on ne revît les mêmes désordres. Dans cette pensée ils les contraignirent, malgré leurs représentations, d’emmener avec eux à Sicca tout ce qu’ils avaient à Carthage. Là, cette multitude, vivant dans une inaction et un repos où elle ne s’était pas vue depuis long-temps, fit impunément tout ce qu’elle voulut ; effet ordinaire de l’oisiveté, la chose du monde que l’on doit le moins souffrir dans des troupes étrangères, et qui est comme la première cause des séditions. Quelques-uns d’eux occupèrent leur loisir à supputer l’argent qui leur était encore redû, et, augmentant la somme de beaucoup, dirent qu’il fallait l’exiger des Carthaginois. Tous, se rappelant les promesses qu’on leur avait faites dans les occasions périlleuses, fondaient là-dessus de grandes espérances, et en attendaient de grands avantages. Quand ils furent tous rassemblés, Hannon, qui commandait pour les Carthaginois en Afrique, arrive à Sicca, et, loin de remplir l’attente des étrangers, il dit que la république ne pouvait leur tenir parole ; qu’elle était accablée d’impôts ; qu’elle souffrait d’une disette affreuse de toutes choses, et qu’elle leur demandait qu’ils lui fissent remise d’une partie de ce qu’elle leur devait. À peine avait-il cessé de parler, que cette soldatesque se mutine et se révolte. D’abord chaque nation s’attroupe en particulier, ensuite toutes les nations ensemble ; le trouble, le tumulte, la confusion étaient tels que l’on peut s’imaginer parmi des troupes de pays et de langage différens.

Si les Carthaginois, en prenant des soldats de toutes nations, n’ont en vue que de se faire des armées plus souples et plus soumises, cette coutume n’est pas à mépriser ; des troupes ainsi ramassées ne s’ameutent pas si tôt pour s’exciter mutuellement à la rébellion, et les chefs ont moins de peine à s’en rendre maîtres. Mais, d’un autre côté, si l’on considère l’embarras où l’on est quand il s’agit d’instruire, de calmer, de désabuser ces sortes d’esprits toutes les fois que la colère ou la révolte les agite et les transporte, on conviendra que cette politique est très-mal entendue. Ces troupes, une fois emportées par quelques-unes de ces passions, dépassent toutes les bornes ; ce ne sont

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